Euro 2024 : pourquoi le duel entre la Slovénie et la Serbie dépasse-t-il le cadre du football ?

Par Valentin Feuillette
13 min.
Robert Golob et Aleksandar Vučić @Maxppp

Alors que les deux nations cherchent encore leur première victoire dans cet Euro 2024, la Serbie et la Slovénie croiseront le fer ce jeudi après-midi dans le cadre de la 2ème journée du groupe C. Au-delà de l’aspect purement sportif, cette rencontre marque les retrouvailles entre deux pays de l’ex-Yougoslavie qui ont opté pour une évolution bien différente au sein de l’échiquier géopolitique et diplomatique européen.

Surprenante dans la défaite contre l’Angleterre (0-1), la Serbie espère se refaire une santé ce jeudi contre la Slovénie, sur la pelouse de l’Allianz Arena du Bayern Munich, dans le cadre de la 2ème journée du groupe C dans cet Euro 2024. Face au Danemark, les Slovènes ont impressionné leur monde en accrochant le match nul (1-1). Si la rencontre sent déjà bon la poudre entre deux équipes déterminées à faire le plein de point pour espérer poursuivre son aventure en Allemagne dans ce championnat d’Europe, ce derby de l’ex-Yougoslavie revêt une dimension politique très particulière mais aussi une symbolique capitale. En effet, la Serbie et la Slovénie partagent une histoire commune mais optent depuis plusieurs années pour une politique internationale assez différente qui montre toute la complexité de l’évolution des états membres du bloc yougoslave, avant ses éclatements successifs en 1992 et 2003. Comme nous vous l’expliquions dans un large dossier consacré à ce thème, l’Euro de foot est très souvent un bon prétexte pour mettre en scène les multiples bras de fer diplomatiques qui font rage actuellement sur la scène internationale. Qui plus est lorsque l’on parle d’une région d’Europe aussi complexe que celle de l’ancienne Yougoslavie dont la chute a entraîné six Etats indépendants : la Slovénie, la Croatie, la Bosnie-Herzégovine, la Serbie, le Monténégro et la Macédoine du Nord (auquel il faut ajouter le Kosovo, non reconnu par les Serbes).

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«Des jours difficiles attendent la Serbie. En ce moment, il n’est pas facile de dire quel genre de nouvelles nous avons reçues au cours des dernières 48 heures… Elles menacent directement nos intérêts nationaux, tant ceux de la Serbie que de la Srpska. Dans les prochains jours, je présenterai au peuple serbe tous les défis qui l’attendent. Ce sera difficile, le plus difficile jusqu’à présent. Nous allons nous battre. La Serbie gagnera», a déclaré récemment le président de la République serbe, Aleksandar Vučić, dans un post énigmatique publié sur son compte Instagram, mentionnant la Serbie mais aussi les territoires serbes présents dans les autres pays voisins comme la République serbe de Bosnie. Depuis plusieurs mois, la région des Balkans craint une escalade en raison des différends politiques, des décisions diplomatiques et des déclarations étranges que laisse transparaître le chef d’Etat serbe de 54 ans. Ce dernier avait d’ailleurs dû s’excuser après avoir qualifié les Slovènes de «dégoûtants». Si la Serbie n’entretient pas de relation belliqueuse avec la Slovénie, en comparaison à l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine ou encore la Croatie, le pays de Dušan Vlahović, Aleksandar Mitrović et Sergej Milinković-Savić connaît des liens toujours aussi irréguliers avec celui de Benjamin Šeško, Jan Oblak et Josip Iličić malgré des épisodes historiques étroitement associés.

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Une histoire commune mais…

Contrairement à l’idée reçue qui accompagne l’actualité des Balkans, la Serbie et la Slovénie n’ont pas toujours été liées. En effet, avant de devenir un membre à part entière de la Yougoslavie et un moteur pour les Balkans, le pays du Triglav a fait partie de nombreux États différents tels que l’Empire romain, l’Empire byzantin, l’Empire carolingien, le Saint-Empire romain germanique, le royaume de Hongrie, la république de Venise, les Provinces illyriennes du Premier Empire français, l’empire d’Autriche on encore l’Autriche-Hongrie : «On associe ces deux pays parce qu’ils ont fait partie de la Yougoslavie entre 1918 et 1991 mais avant 1918, ils n’ont jamais été dans un même état, c’est-à-dire que la Slovénie faisait partie de l’Autriche puis de l’Empire austro-hongrois pendant six siècles. La Serbie était l’État indépendant dans la région qui s’opposait aux Ottomans présents dans les Balkans pendant 500 ans. A l’origine, ce sont deux peuples slaves mais qui n’ont rien à voir en termes de coexistence au sein du même Etat. C’est en réalité un phénomène assez récent au regard de l’histoire, seulement un siècle», nous rappelle Laurent Hassid, docteur en géographie et spécialiste géopolitique des Balkans à l’Université Sorbonne Paris Nord. En comparaison, les premières marques de la Serbie, sous cette appellation, peuvent remonter aux XIIIème siècle à l’époque du Royaume de Serbie puis de l’Empire serbe.

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La Seconde Guerre mondiale représente un frein dans la construction d’une république fédérative socialiste en Yougoslavie. La Slovénie est alors démembrée et annexée par l’Allemagne, l’Italie et la Hongrie. Cette époque est aussi marquée par plusieurs massacres de Slovènes et de Serbes par le régime croate indépendantiste et fasciste des Oustachis dirigé par Ante Pavelić : «Leurs relations ont été assez asymétriques car dès 1918 la Serbie est devenue la première puissance de ce nouvel État slave qui a été créé après la Première Guerre mondiale et qui est devenu le royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes auquel on a donné le nom de Yougoslavie qui signifie littéralement “les slaves du sud”. Ce sont avec les forces communistes de Tito à partir de la Bosnie qu’ils ont reconstruit une force communiste appelée ‘Les Partisans’ d’où le nom du Partizan Belgrade. Après la Seconde Guerre mondiale, Tito a mis en place un Etat fédéral avec six républiques : Slovénie, Croatie, Bosnie-Herzégovine, Serbie, Monténégro et Macédoine du Nord. Ils ont eu sur le papier un assez grand degré de liberté car ils avaient un parlement et une capitale mais dans la pratique, ce sont les communistes qui dirigeaient tout depuis Belgrade et qui ont rapidement divorcé avec Staline en 1948», poursuit Laurent Hassid, qui a publié Une géopolitique de la Slovénie aux Éditions de La Route de la Soie en 2021.

Il faut attendre la fin du conflit mondial pour que le maréchal serbe, Josip Broz Tito, reprenne le projet d’un grand régime communiste yougoslave : «La Yougoslavie était communiste mais avait un chemin un peu particulier. Tito a mis tous les ressentiments sous le tapis pour prôner une unité yougoslave jusqu’à sa mort en 1980 où tout est ressorti. La Serbie voulait avoir la main mise sur l’ensemble de la fédération yougoslave puisque les Serbes étaient les plus nombreux avec 8 millions sur 22 millions de concitoyens. Et les Slovènes étaient sur une voie plus démocratique, ils sont plus petits aussi avec seulement 2 millions mais plus ouvertes sur l’Europe. C’est la seule république avec des frontières avec l’Italie et l’Autriche et à partir de la fin des années 80, la société civile a beaucoup poussé pour avoir des droits collectifs et individuels. Cela a amené d’une part l’indépendance pour la Slovénie et à une politique extrêmement nationaliste en Serbie qui visait à regrouper au sein d’une grande Serbie les territoires où vivaient des Serbes dans toute l’ex-Yougoslavie», précise Laurent Hassid. En effet, la communauté serbe reste très présente dans certaines zones des pays des Balkans comme la République serbe de Krajina en Croatie et la Republika serbe de Srpska en Bosnie-Herzégovine mais aussi la Région autonome serbe de Slavonie dont la Baranja. A la chute de la grande Yougoslavie et à la suite des guerres successives des Balkans, plusieurs pays se déclarent indépendants et prennent ainsi des voies diversifiées.

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Une posture différente vis-à-vis de Bruxelles

Membre de l’Union européenne, de la zone euro et de l’espace Schengen, la Slovénie a complètement pris un virage européen entre 2004 et 2007, s’éloignant ainsi de son passé yougoslave voire soviétique (ancien membre de facto du Kominform). Candidate à l’UE depuis 2003, la Serbie peine à rejoindre les rangs de Bruxelles en raison notamment de la question du Kosovo, petit état revendiqué par Belgrade mais reconnu comme indépendant par de nombreux pays de l’Union européenne. Si la Slovénie pousse pour l’intégration de son voisin serbe, les conditions ne sont pas présentes actuellement : «Il y a une différence abyssale de niveau de vie entre Belgrade et Ljubljana. Il n’y a que six heures de route mais c’est un monde qui les sépare maintenant. Le problème du Kosovo est aigü mais en Serbie, personne ne reconnaîtra sinon ça signerait son arrêt de mort politique voire son arrêt de mort tout court. Mais je crois que les élites politiques ne se font pas beaucoup d’illusions sur l’avenir du Kosovo pour les Serbes. Ce qu’ils peuvent espérer de mieux, c’est un rattachement d’une partie du Kosovo à la Serbie mais cette partie est très pauvre, isolée, à l’écart de tout. Le gouvernement serbe ne les aide pas particulièrement. Il y a de grandes tirades politiques d’instrumentalisation du territoire mais ceux qui vivent dans les enclaves serbes du Kosovo, que ce soit à Gračanica ou dans la partie nord à Mitrovica séparée avec des parties serbe et albanaise, il n’y a pas d’aide particulière», précise Laurent Hassid. Au pouvoir depuis 2012, le président serbe, Aleksandar Vučić, a été réélu en avril dans un contexte de soupçons de fraudes électorales, d’accusations de liens avec les milieux criminels et de larges mouvements de protestations qui ont transformé la Serbie en un supposé régime autoritaire officieux.

Au-delà de tous ces éléments précédemment nommés, la Serbie est aussi l’un des rares pays à n’avoir jamais imposé de sanctions contre la Russie de Vladimir Poutine, ni d’avoir condamné l’invasion de l’Ukraine. Au contraire, le chef d’Etat serbe continue de publiquement considérer Poutine comme un ami et plusieurs rencontres amicales non-officielles ont eu lieu entre le locataire du Kremlin et Vučić : «Le problème de la Serbie est tiraillé entre deux forces extérieures qui ont l’air antinomiques. Il y a une très grande proximité politique, culturelle, historique et linguistique entre la Serbie et la Russie. Par exemple, la Serbie est le seul pays d’Europe qui a un traité de libre-échange avec la Russie donc pour candidater à l’Union européenne dans l’état actuel des choses, c’est compliqué. Il y a des vols directs entre Belgrade et Moscou, plein de Russes se sont installés à Belgrade depuis le début de la guerre en Ukraine, ce qui a pour conséquence de faire monter le prix de l’immobilier et a des conséquences dures sur la hausse du logement à Belgrade. Et d’un autre côté, les Serbes voient que leur avenir c’est aussi de passer par l’UE car il y a beaucoup d’aides données par l’UE mais tant que Vučić sera au pouvoir, il n’y aura pas de réponse envisageable à ce dilemme. C’est un équilibre dans les pays des Balkans. La Serbie n’a pas le pouvoir de décider mais elle a un pouvoir de nuisance en Bosnie ou en Kosovo. Il y aussi un camp libéral pro européen qui est asphyxié par ce gouvernement qui ne respecte pas les normes démocratiques», a ajouté Laurent Hassid. Membre du Conseil de l’Europe depuis 2003, la Serbie a même annoncé par la voix de son président son intention de quitter l’organisation.

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La Serbie a d’ailleurs fait les yeux doux à plusieurs reprises à Xi Jinping et la Chine, tandis que l’épouse du président serbe, Tamara Vučić, s’est rendue en Iran en janvier 2023, se rapprochant ainsi de Téhéran. Beaucoup de décisions diplomatiques qui sont ainsi très mal perçues dans les bureaux de Bruxelles. Dans cette situation délicate, le premier ministre slovène, Robert Golob, n’a pas rompu ses liens avec Belgrade. Au contraire, la Slovénie fait tout pour maintenir la Serbie dans le dialogue européen : «Cela dépend qui est au pouvoir en Slovénie car il y aussi des pouvoirs politiques très différents. En ce moment, il y a un gouvernement de centre-gauche qui a gagné largement les élections il y a deux ans, plus en rejet de l’ancien Premier ministre Janez Janša, qui est vu comme très conservateur, qu’une réelle adhésion aux idées de Golob, le nouveau premier ministre. Quand c’était Janša le premier ministre, la Slovénie était plus capable de se rapprocher du pouvoir serbe. C’est un peu paradoxal car il a beaucoup fait pour essayer de s’en prendre aux noms slovènes en Slovénie notamment les Serbes mais s’agissant des relations d’Etat à Etat, il a vu que la carte Vučić pouvait être un élément de mise en valeur de son influence dans les Balkans. C’était par exemple Janša qui avait proposé de remodeler les frontières en suivant une position pro-serbe. Les relations entre la Slovénie et la Serbie sont plutôt bonnes sur le temps long, il y a des relations commerciales», détaille Laurent Hassid qui rappelle que le maire de Ljubljana, Zoran Janković, est d’origine serbe, ce qui n’empêche pas les carrières politiques dans les deux pays. Les Serbes constituent la plus grande minorité nationale en Slovénie.

Le football, reflet de la relation particulière

Cet éternel déséquilibre dans la région des Balkans s’illustre pleinement dans la scène footballistique. Pour parler des prémices de ce mariage politico-sportif yougoslave, la rencontre la plus symbolique reste sans l’ombre d’un doute celle opposant le Dinamo Zagreb et l’Étoile rouge de Belgrade, au cours d’un match de championnat yougoslave, qui a lieu le 13 mai 1990 au stade Maksimir de Zagreb. De graves émeutes entre les Bad Blue Boys (supporters du Dinamo Zagreb ) et les Delije (supporters de l’Etoile Rouge de Belgrade) ont pris place lors du match. L’incident s’est produit quelques semaines seulement après les premières élections multipartites organisées en Croatie depuis près de cinquante ans, au cours desquelles les partis favorables à l’indépendance croate avaient remporté la majorité des voix. L’émeute a fait plus de soixante personnes blessées, dont certaines ont été poignardées, abattues ou empoisonnées par des gaz lacrymogènes. Cette rencontre est notamment marquée par le fameux coup de pied de Zvonimir Boban, le capitaine du Dinamo, sur un policier bosniaque qui était en train de s’en prendre à un supporter de Zagreb. Cet épisode n’est pas le seul symbolisant la fragile histoire des Balkans.

L’Euro 2000, organisé en Belgique et aux Pays-Bas, a donné vie à l’une des rencontres les plus historiques de la compétition. Pour la première fois de son histoire, la Slovénie participe à une compétition officielle depuis son indépendance. Le 13 juin 2000, au cours de la première journée du groupe C, les Slovènes portés par Zlatko Zahovič et plusieurs autres joueurs évoluant en Serbie et Croatie ont croisé le fer avec la Yougoslavie (composée de la Serbie, du Monténégro et du Kosovo), sur la pelouse du Stade du Pays de Charleroi, pour un véritable derby régional. Si la rencontre s’est déroulée dans un calme olympien dans les gradins, les joueurs se battaient pour empocher bien plus que trois points. Ce sont deux idéologies qui s’affrontaient sur le pré belge. D’un côté, la Slovénie indépendante, démocratique et moderne. De l’autre, la Yougoslavie nationaliste, serbe et fédérale. A l’heure de jeu, la Slovénie menait trois buts à zéro, un véritable exploit était en train de s’écrire. Mais contre toute attente, les Yougoslaves ont réussi à réduire le score et à égaliser en 30 minutes. Un score de parité (3-3) et un match historique qui dépassait le cadre du football. A l’Allianz Arena de Munich jeudi, ces deux pays meilleurs ennemis et pires amis selon les opinions diverses écriront encore une histoire mais pas seulement sportive.

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