Copa América 2024 : pourquoi le match Chili-Argentine symbolise-t-il la fragile politique sud-américaine ?

Par Valentin Feuillette
14 min.
Javier Milei et Gabriel Boric @Maxppp

Après un match nul frustrant contre le Pérou pour son entrée en lice (0-0), le Chili va espérer rebondir face à l’Argentine, lors de la deuxième journée du groupe A dans cette Copa América 2024. Mais derrière cette belle affiche sud-américaine se cache une dimension politique importante entre deux pays frontaliers qui connaissent une situation politique particulière.

La Copa América a débuté depuis quelques jours déjà. Pour sa première rencontre contre le Pérou, le Chili a dû se contenter d’un match nul au score vierge (0-0). L’Argentine a néanmoins confirmé son statut de favori en dominant le Canada (2-0). Cette édition 2024 est organisée aux États-Unis et s’annonce déjà intéressante à suivre avec une Albiceleste en tenante du titre et championne du monde, une Seleção en pleine transition ou encore une Celeste en pleine folie avec Marcelo Bielsa. Surtout que cette édition semble être une préparation avant la Coupe du Monde 2026 qui se jouera en terres américaines, canadiennes et mexicaines : «Cette Copa América sera la plus compétitive de l’histoire. Si quelqu’un me demande quelle équipe est la favorite, je ne pourrais pas vous répondre car ce sera une Copa extrêmement compétitive. Attendez-vous à des matchs très tendus. Plus d’un million de billets ont été vendus et encore plus le seront. La CONMEBOL est la Confédération au monde qui réinvestit le plus ses revenus. 95% de ce qui est collecté est réinvesti», a précisé Alejandro Domínguez, dirigeant de la Confédération sud-américaine de football (CONMEBOL). Mais à l’image de l’EURO 2024 en Allemagne, la Copa América 2024 a d’autres composantes extra-sportives, surtout dans un continent où le football est érigé au rang d’Art et joue un rôle de moteur économique et social.

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Cette Copa América 2024 revêt une dimension très particulière en raison de son organisation singulière et de son format inédit. En effet, en plus des traditionnelles dix sélections sud-américaines du CONMEBOL, six équipes nord-américaines de la CONCACAF participent à cette édition spéciale qui prend place aux États-Unis. Alors que l’Argentine (Javier Milei), le Mexique (Claudia Sheinbaum), le Paraguay (Santiago Peña) et l’Équateur (Daniel Noboa) ont tous récemment changé de président lors d’élections générales mouvementées et qu’un duel intense entre Joe Biden et Donald Trump se prépare au pays de l’oncle Sam, le paysage politique continentale est en train de se redessiner en plusieurs blocs opposés et le football sera plus que jamais un outil pour les différents États dans leur visite américaine ces prochaines semaines : «Les accointances sont aussi nombreuses avec la culture nord-américaine, particulièrement sous le mandat démocrate qui est très indulgent avec son hémisphère sud. Il y aura inévitablement un zeste d’idiosyncrasie anti-étasunienne de la part des plus nationalistes. Par exemple, les commentaires vont déjà bon train sur le traitement des journalistes locaux aux sélections sud-américaines», nous a d’abord expliqué François Soulard, qui a publié "Une nouvelle ère de confrontation informationnelle en Amérique Latine" en langue espagnole aux Editions Ciccus. Mais sur le devant de la scène diplomatique d’Amérique du Sud, deux pays se démarquent et prennent de plus en plus de place : le Chili de Gabriel Boric face à l’Argentine de Javier Milei. Un match politique bien avant d’être une rencontre de football.

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Une Argentine en reconstruction, un Chili en développement

Le 19 novembre 2023, le candidat décrit parfois comme antisystème, populiste voire d’extrême-droite, Javier Milei, a été élu nouveau président de l’Argentine avec 55,65 % des suffrages face à Sergio Massa, candidat issu du parti historique péroniste et du kirchnerisme au pouvoir depuis plusieurs décennies dans le pays. Le premier bilan de Milei reste mitigé avec néanmoins plusieurs aspects positifs : «Javier Milei se montre déterminé. Hors de toute démagogie, l’enjeu est d’une certaine manière de "dé-cubaniser" l’Argentine, tant celle-ci s’est rapprochée d’un modèle d’État socialisant capturé par une minorité. La transition est donc naturellement incertaine et mitigée. Sans majorité parlementaire, les réformes de la coalition de Javier Milei ont souvent été bloquées. Les équipes ministérielles sont "infiltrées" et font l’objet d’opérations de sabotage de manière récurrente, ajoutant de l’eau au moulin des propres égarements de l’administration actuelle», nous explique en premier lieu François Soulard. À noter que l’inflation hebdomadaire est passée de 31% en janvier 2023 à 2,4% en juin 2024.

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Effectivement, on vous en parlait l’année dernière, la situation économique et sociale est désastreuse depuis plusieurs mois en Argentine, bien avant l’arrivée de Javier Milei au pouvoir. Le mandat de son prédécesseur, Alberto Fernández, s’est terminé en crise totale sans précédent : «L’hémorragie a été stoppée. En six mois, l’État a été placé en thérapie intensive pour retrouver une santé fiscale et monétaire: fin de l’hyperinflation, excédent fiscal et énergétique positif pour la première fois depuis 16 ans, réduction des dépenses publiques d’un tiers de leur volume au niveau du gouvernement fédéral, réduction de l’émission monétaire et du poids de la dette, retour graduel du crédit bancaire aux particuliers, diminution de la notation du risque financier du pays», poursuit François Soulard. L’économie a pris une place prépondérante dans les débats ces derniers mois en Argentine. Pour rappel, le pays de Lionel Messi et Diego Maradona a atteint une inflation record en un an. L’Argentine traîne comme un boulet une dette contractée en 2018 par le gouvernement du libéral Mauricio Macri (2015-2019) pour 44 milliards de dollars auprès du Fonds monétaire international (FMI). Les gouvernements successifs mènent de longues négociations interminables afin d’assouplir ce plan de refinancement.

À 1 182 kilomètres de Buenos Aires, le Chili connaît aussi une situation particulière, mais bien différente de celle de l’Argentine. Figure du mouvement étudiant de 2011, l’ancien député Gabriel Boric, alors âgé de 35 ans, remporte le second tour l’élection présidentielle de 2021 face à José Antonio Kast, candidat d’extrême droite se réclamant de l’héritage du dictateur Augusto Pinochet : «La situation politique d’aujourd’hui au Chili est dans un contexte complexe où il est difficile de parvenir à des accords. Il y a beaucoup de pressions électorales. Cette année, nous avons des élections municipales et régionales. L’année prochaine, des élections régionales nationales. Nous sommes dans un contexte de très grande personnalisation de la politique, où avec les partis qui sont dans une crise majeure de représentation n’ont pas les incitations ni la légitimité sociale pour arriver à des accords importants. Nous voyons alors un contexte dans lequel l’extrémisme est beaucoup plus récompensé. La polarisation est plus individuelle que partisane, ne pas pouvoir traduire un programme de gouvernement en agenda législatif complique beaucoup», précise quant à elle Julieta Suárez-Cao, professeure émérite à l’Université pontificale catholique du Chili. Les idées politiques du jeune Boric étaient alors perçues comme modernes et révolutionnaires à l’échelle sud-américaine. Son gouvernement a rapidement fait adopter une loi réduisant la semaine de travail à 40 heures au lieu de 45 heures, sans réduction de salaire. Une révolution en Amérique latine, où les citoyens travaillent généralement 48 heures.

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Gabriel Boric a également fait augmenter le SMIC à 400 000 pesos chiliens, a instauré une gratuité du système de santé publique, mais aussi une augmentation de la bourse alimentaire des étudiants de 15%. Mais son gouvernement essuie néanmoins un gros échec dans son projet de 4 ans de vouloir révolutionner le pays en y réécrivant une nouvelle Constitution qui garantirait de nouveaux droits sociaux tels que le droit à l’éducation, à la santé publique, à la retraite, au logement et à l’Interruption volontaire de grossesse (IVG). Voilà ce qui a créé une fracture politique importante au pays d’Alexis Sanchez : «Le fait que la Constitution n’ait pas été réformée n’a pas aidé et Boric a laissé tomber le gouvernement, mais l’opposition est aussi dans une sorte d’impasse. Malgré cela, je reconnais beaucoup de progrès. Est-ce que les sujets sont importants ? Peut-être pas ceux perçus comme les plus importants par la société, qui seraient probablement le sujet des pensions et des réformes du système de santé, mais il y a eu d’autres progrès qui ont pu être poussés en dépit de cette complexité du panorama législatif en particulier et politique en général», souligne aussi Julieta Suárez-Cao. Sous son mandat, après l’échec du référendum constitutionnel de 2022, la gauche encaisse une large défaite aux élections constituantes de l’année suivante pour le Parlement chilien.

Deux modèles politiques contraires et opposés

Et c’est ainsi que le continent libéré par Simon Bolivar, révolutionnaire de l’émancipation des colonies espagnoles dès 1813, se retrouve plus que jamais divisé en deux blocs distincts. D’un côté, une gauche entre classicisme et modernisme portée par Gabriel Boric aux côtés de l’historique président brésilien Luiz Inácio Lula da Silva, la présidente péruvienne Dina Boluarte, le président bolivien Luis Arce, le président colombien Gustavo Petro. De l’autre, une droite dure parfois nostalgique des anciennes dictatures militaires avec Javier Milei, aux côtés du président paraguayen Santiago Peña, du président équatorien Daniel Noboa, mais aussi le politicien brésilien et ancien chef d’État brésilien Jair Bolsonaro : «Je me souviens de la fin des années 90, au début de ce siècle, quand nous parlions des deux gauches puis du virage à droite en Amérique latine. Je crois qu’en ce moment le Chili de Boric et l’Argentine de Milei incarnent clairement ces modèles antagoniques. Même si avant nous avions aussi ces interprétations de vagues et de différences, je pense que nous n’avions pas eu des modèles aussi opposés dans les pays voisins comme c’est le cas du Chili et de l’Argentine aujourd’hui», affirme Julieta Suárez-Cao. Un continent qui est toujours plus fractionné, à l’image de ce Venezuela de Nicolás Maduro parfois considérée comme persona non grata notamment au sommet du Mercosur, alors que Juan Guaidó, réélu président par intérim à plusieurs reprises avant d’être contesté et mis de côté, est réduit au silence et isolé.

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La frontière entre l’Argentine et le Chili est à la fois historique et politique. Historique parce que le Chili a eu des prétentions sur la Patagonie aux XIXe et XXe siècles et a été un allié non déclaré des Anglais dans la guerre des Malouines en 1982. Aujourd’hui, cette intromission se traduit plus indirectement par la nuisance, en territoire argentin, de groupes d’activistes araucaniens (ethnies autochtones réclamant leur territoire). Mais aussi et surtout politique : «La division prévaut dans une Amérique du Sud unie viscéralement par son hispanoaméricanité. La frontière est aujourd’hui politique puisque Gabriel Boric et Javier Milei se situent sur deux rives idéologiques opposées, respectives communistes et libertaires. Gabriel Boric est parvenu au pouvoir suite à un mouvement insurrectionnel en 2019, initié par les étudiants, auquel sont venues prêter main forte des milices de la Colombie et du Venezuela. L’agitation populaire, ou si l’on préfère une déstabilisation violente et non conventionnelle, a fait céder le gouvernement antérieur de Sebastián Piñera et ouvert la voie à un contexte favorable. Milei fustige le camp socialiste, tandis que Boric lui fait des faveurs et s’articule avec lui au niveau régional», ajoute François Soulard. D’ailleurs le président Boric, alors menaçant, a récemment affirmé que l’Argentine se devait de retirer «dès que possible» les panneaux solaires d’une base militaire installés «par erreur» du côté chilien de la frontière : «Les frontières ne sont pas une chose avec laquelle il peut y avoir d’ambiguïtés, c’est un principe fondamental de respect entre pays».

Sur la politique internationale, Gabriel Boric et Javier Milei s’opposent aussi. Alors que le Chili représente le pays avec l’une des plus grandes communautés palestiniennes au monde estimée à 500 000 chilo-palestiniens, le président argentin a réalisé une visite d’État officielle en Israël hautement symbolique en février dernier renforçant les relations entre Buenos Aires et Tel-Aviv, tandis que le dirigeant chilien n’a pas cessé de condamner les réponses disproportionnées de l’armée israélienne à Gaza. Javier Milei a aussi rapidement annoncé son ambition de se rapprocher des États-Unis, encore plus si Donald Trump remporte les prochaines élections, mais également de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) : «La ligne de fracture principale distingue le camp néomarxisme et le secteur libéral-républicain et nationaliste. Nayib Bukele au Salvador, Jair Bolsonaro au Brésil et Javier Milei en Argentine incarnent en partie une nouvelle mentalité internationalisée et républicaine qui croit moins au gradualisme. Le néomarxisme latino-américain a la fâcheuse tendance de s’asseoir sur sa société pour en exploiter la richesse et la puissance, avec certaines nuances. Les premiers sont dans le registre inverse, mais n’ont pas encore trouvé les vertus inventées par la culture asiatique pour pérenniser un modèle culturel et perforer le plafond de verre», accentue François Soulard. Si Gabriel Boric entretient des relations assez étroites avec la Chine, Javier Milei avait affirmé lors de sa campagne vouloir suspendre tous les liens avec Pékin, qualifiant «le régime chinois d’assassin». Une posture légèrement modifiée depuis sa prise de pouvoir en Argentine. Sur l’Ukraine et la Russie, le Chili et l’Argentine adoptent une position toujours aussi incertaine, conservant un semblant de proximité avec Vladimir Poutine comme Volodymyr Zelensky.

Une Copa América au parfum de sommet politique

Ce n’est plus un secret pour personne. De la géopolitique au ballon rond, il n’y a qu’un pas, encore plus quand il s’agit des compétitions continentales. En Amérique du Sud, le football prend une place si importante dans la société latino-américaine que la Copa América porte naturellement en sa chair une dimension politique. Historiquement déjà, la Démocratie corinthiane, issue du club brésilien du Corinthians, a permis de réformer une partie de la société brésilienne, mais aussi d’aider la révolution en marche pour renverser la dictature militaire. Mauricio Macri, ancien président du club du Boca Juniors en Argentine, est devenu président de la République par la suite : «Le football entre définitivement dans la définition de ce que nous appelons le softpower qui peut donc être utilisé. Je ne dirais pas que ce sont les partis qui sont les grands protagonistes, je crois qu’il y a des protagonistes plus personnalistes, de modèles ou de projets de sociétés. Le football est certainement un outil qui déplace des millions de ressources, de personnes, de visibilité, de vitalisation et qui, par conséquent, pour la politique a toujours été vu comme quelque chose de super sexy», analyse Julieta Suárez-Cao qui juge néanmoins moins marquant les prises de position des sportifs ces dernières années en Argentine. L’équipe championne du monde au Qatar «est restée assez indifférente à la politique avec le mouvement des Abuelas de Plaza de Mayo».

La frontière entre le sport, la politique, l’économie, le social et la culture est très fine en Argentine. Alors que près de 90% des Argentins affirment être supporter d’un club de football, il est parfois compliqué de discuter d’un domaine sociétal sans en venir à parler de football. La puissance des Socios d’un club est si vaste qu’ils peuvent parfois se confondre et se perdre dans d’autres débats : «La réalité montre que la récupération politique est un jeu complexe et dangereux. En 2023, dans une Argentine au fond du puits économiquement et au parangon du football, le divorce local entre sport et classe politique a été acté. Pendant que la rue chantait les Malouines, la patrie, les ancêtres qui ont lutté, la foi catholique, la classe politique regardait ailleurs. Les bases sociales ont vu ce message dans leur sélection nationale et un reflet dissonant dans leurs dirigeants politiques. Toute tentative de récupération aurait empiré cette perception. De fait, le gouvernement d’alors est passé totalement à côté de la fête populaire, au prétexte d’éviter une intromission abusive», signale François Soulard. Mais avec une inflation de près de 287% en un an, les conséquences sont visibles partout avec des restaurants désertés, des magasins fermés ou en liquidation judiciaires et une consommation en nette baisse. En Amérique du Sud, parler football ne suffit plus à calmer les ardeurs des peuples.

Alors que plusieurs pays sud-américains n’ont pas toujours entretenu de bonnes relations avec les États-Unis, organiser cette Copa América en terre américaine représente un symbole politique très fort. L’une des compétitions les plus populaires en Amérique du Sud s’exportent une nouvelle fois chez le géant étasunien, le tout lors d’une année présidentielle où le locataire de la Maison-Blanche pourrait repasser sous la domination du parti républicain : «Certains analystes ont vu dans l’intensité des célébrations spontanées un virage culturel en termes d’aspirations nationales, comme si le football était devenu le garde-fou du politique ou l’ancrage culturel, contre la marée de la déconstruction "gramscienne" qui est active ici également. Pour des nations en lutte avec elles-mêmes et contre leur propre morcellement, en besoin permanent d’un récit national, le sport est une fabrique d’imaginaires et de symboles unificateurs qui prend bien souvent le dessus sur le politique. Cette question devrait fonder une politique plus consistante d’appui aux clubs sociaux», conclut François Soulard. L’Amérique du Sud se fracture de plus en plus politiquement et le football en est un reflet criant en terre américaine.

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