Russie : que se cache-t-il derrière la rencontre entre le Baltika Kaliningrad et la Corée du Nord ?
Cinq ans après l’annexion de la Crimée par la Russie et trois ans après l’invasion des forces russes en Ukraine, un premier pas vers des négociations pour un cessez-le-feu pourrait être fait en Arabie saoudite avec une rencontre tant attendue entre Vladimir Poutine et Donald Trump. Mais en parallèle le Kremlin continue de renforcer ses partenariats stratégiques avec la Corée du Nord. Et une rencontre de football n’est pas passée inaperçue en ce sens.

Le 4 février dernier, à plus de 3 300 kilomètres de Moscou et à près de 8 000 kilomètres de Pyongyang, dans la ville balnéaire d’Antalya en Turquie, un match amical de football a eu lieu. Une rencontre qui ne paye pas de mine sur le papier, mais qui cache en réalité des enjeux géopolitiques et diplomatiques très vastes. En effet, le FK Baltika Kaliningrad, actuellement en tête de la deuxième division russe et proche d’empocher un titre de champion ainsi qu’une promotion en Premier League de Russie pour la saison prochaine, poursuivait sa tournée hivernale de préparation en Turquie avec plusieurs matchs amicaux organisés, alors qu’il reste 13 journées de championnat. Et parmi ce vaste programme de trêve, le club basé dans la ville de Kalingrad a affronté… la sélection nationale de Corée du Nord. Un club contre une nation. Au cours d’un duel assez disputé, aucune des deux équipes n’a réussi à prendre le dessus sur leurs adversaires respectifs. Si Evgeniy Chernov est parvenu à ouvrir le score (9e), Ri Jo-guk a su égaliser immédiatement (11e). Un score de parité donc entre le club russe et la sélection nationale nord-coréenne (1-1). D’ailleurs, quelques jours plus tôt, les internationaux entraînés par le sélectionneur Sin Yong-nam avaient fait chuter le club ouzbek du FC Surkhon (3-1) puis le FK Tyumen (1-0), autre club russe de deuxième division. En l’espace de 10 jours, la Corée du Nord a donc disputé deux rencontres contre des équipes russes. Un calendrier loin d’être anodin.
Derrière cette simple rencontre amicale se cachent de multiples enjeux, notamment géopolitiques et diplomatiques. En effet, Vladimir Poutine et Kim Jong-un ont organisé de nombreuses rencontres depuis deux ans et plusieurs accords stratégiques ont été signés entre Moscou et Pyongyang - le point culminant étant le déploiement de plus de 10 000 soldats nord-coréens au front en Ukraine pour soutenir l’armée russe, ainsi que l’envoi de drones, de roquettes, de missiles, d’obus et de munitions pour aider l’effort de guerre du Kremlin à l’est de l’Ukraine : «je pense qu’effectivement, on peut le voir comme un prolongement du rapprochement diplomatique, stratégique, militaire, économique entre la Russie, et la Corée du Nord. C’est une bonne façon de le faire à un niveau minime, puisque c’est la sélection de Corée du Nord et le club de Kalingrad n’est pas un grand club de Russie, mais ça fait partie de ce rapprochement aussi», explique Kévin Veyssière, fondateur du média FC Geopolitics. Il est évident qu’un match amical entre une sélection nationale et un club de football peut apparaître comme simplement anecdotique aux premiers abords. Mais l’avenir de l’échiquier géopolitique mondial s’est en partie écrit sur cette petite pelouse en terre turque au début du mois.
Un match amical et un rapprochement diplomatique
Alors que Donald Trump, nouveau président des États-Unis, souhaite renouer le dialogue avec Vladimir Poutine lors d’une future rencontre officielle, des diplomates américains et russes se sont parlé à Riyad en Arabie saoudite en début de semaine, dans l’espoir de trouver un accord de paix avec l’Ukraine de Volodymyr Zelensky. La Russie continue en parallèle d’intensifier ses accords latéraux avec la Corée du Nord. S’afficher côte à côte sur la scène sportive n’est donc guère une surprise : «pas du tout surpris, c’est une chose assez courante dans cette logique, c’est-à-dire que pour la Russie, l’objectif, c’est évidemment de se rapprocher de certains alliés et il y en a moins qu’avant tout de même, moins en tout cas qu’avant le début de l’invasion de l’Ukraine par Vladimir Poutine. Et du coup là l’idée, c’est quand même d’utiliser le sport comme un moyen doux, le fameux soft power, pour montrer au moins les bonnes relations entre les deux états. Ce n’est pas le seul état avec lequel la Russie fait ça. D’un point de vue sportif, elle la fait aussi avec l’Afrique du Sud, elle le fait beaucoup avec le Belarus et les pays d’Asie centrale aussi», a précisé Lukas Aubin, directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS). L’Agence centrale de presse coréenne (KCNA) avait rapporté le 20 juin dernier qu’un «traité de partenariat stratégique global entre la République populaire démocratique de Corée et la Fédération de Russie a été signé» et que «le camarade Kim Jong-un a signé le traité avec le camarade Poutine».
Le 4 février - jour du match entre la sélection nationale nord-coréenne et le club de Kalingrad, la Corée du Nord a envoyé une délégation spécialisée en défense technologique en Russie, et des pourparlers seraient toujours en cours. Ainsi Moscou en profite pour étendre son sport washing pour conserver de féroces alliés sur la scène internationale : «elle le fait autant qu’elle le peut avec ses plus proches alliés. Le sport, c’est véritablement ce qu’on appelle la puissance de l’imaginaire, la puissance du symbole, de montrer quelque chose de façon positive entre guillemets, c’est-à-dire que le sport est associé à des vertus positives, et évidemment, quand vous vous rencontrez d’un point de vue footballistique par exemple, ça participe à la construction de cet imaginaire qui est censée être positive», ajoute Lukas Aubin. À titre informatif, depuis l’invasion des troupes russes en Ukraine, la sélection nationale russe a disputé des rencontres amicales contre la Serbie, la Syrie, l’Irak, l’Ouzbkékistan, le Kirghizistan, le Tajdikistan ou encore l’Iran. Des pays qui entretiennent de bonnes relations diplomatiques avec le Kremlin.
Plus de mille jours après cette froide nuit de février 2022, la Russie n’a pas disputé un seul match officiel et ne semble pas prête à en disputer dans les mois à venir. Elle a disputé 18 matches amicaux, avec onze victoires, six nuls et une défaite douloureuse contre les U-23 de l’Égypte, quelques jours après un match nul contre cette même équipe. Absente de la Coupe du Monde au Qatar et de l’Euro 2024 en Allemagne, la Sbornaïa vit dans une bulle footballistique imposée par l’UEFA et la FIFA. Isolée, la Fédération de Russie de football (RFS) est toujours dirigée par Aleksandr Dyukov, président de Gazprom et oligarque russe proche de Poutine, et travaille pour faire revivre le football russe : «la fédération russe de football, elle est aux mains, elle est contrôlée par des proches de Vladimir Poutine, comme c’est le cas de la plupart des grandes instances sportives en Russie. Il n’y a pas de surprise. Après tout l’enjeu pour cette fédération aujourd’hui, il est assez particulier, mais c’est de réussir à réintégrer les grandes structures du sport, du football mondial, de façon pacifique», a détaillé Lukas Aubin. Cette renaissance passe ainsi par des liens étroits avec d’autres fédérations isolées, bannies ou infréquentables - selon les termes de la FIFA.
Un atout majeur pour la Corée du Nord
La Corée du Nord a exprimé son intérêt à jouer contre l’équipe nationale russe de football après la série de matchs amicaux récents entre les clubs nord-coréens et les équipes russes. Ces matchs amicaux au niveau sont considérés comme faisant partie d’une relation sportive croissante entre les deux pays. Ces joutes amicales sur le pré se sont déroulées dans un climat de coopération renforcée, et ont ainsi symbolisé une diplomatie sportive bien huilée. Les responsables nord-coréens ont souligné que cela pourrait ouvrir la voie à d’autres échanges sportifs internationaux : «j’aurais tendance à dire que la Corée du Nord ressort beaucoup plus gagnante que la Russie, parce que finalement, le message envoyé par la Russie, c’est quand même en réalité un message visuellement qui apparaît. Quand vous êtes contraint de jouer contre la sélection nationale nord-coréenne, c’est bien qu’il y a un problème pour votre équipe. pour la Corée du Nord qui est de facto isolée, pour elle, c’est une chose positive et donc on peut tout à fait interpréter ce rapprochement, aussi comme une victoire de la part des autorités nord-coréennes», souligne Lukas Aubin.
De l’autre côté du terrain, la Corée du Nord a donc beaucoup à gagner de ce rapprochement total avec la Russie - surtout à l’échelle de son football. : «il y avait des sanctions de l’ONU qui a eu un impact de niveau du football avec notamment le cas de Han Kwang-song, ce joueur nord-coréen qui jouait à la Juventus et qui a dû rentrer en Corée du Nord à cause des sanctions de l’ONU. Cela a donc eu un impact pour le football donc la sélection nord-coréenne ne peut même plus s’appuyer sur des joueurs qui pourraient arriver à s’expatrier en Europe, qui avaient permis de se qualifier à la Coupe du monde 2010. On est face à deux fédérations isolées. C’est quelque peu normal qu’ils essaient de trouver des solutions pour pouvoir renaître. On l’a déjà vu avec la Russie qui a fait des matchs face à l’Iran et des pays du Caucase», nous confie aussi Kévin Veyssière. Compte tenu des difficultés diplomatiques entre la Corée du Nord et d’autres pays, la Fédération nord-coréenne considère que ce match proposé avec la Russie est une étape importante dans le développement de relations amicales.
La Corée du Nord veut assurément tirer parti de son intervention militaire pour obtenir des avantages stratégiques dans les futures négociations avec les États-Unis : «Vladimir Poutine leur aura quand même demandé 10 000 hommes et de l’armement. Donc, finalement, Vladimir Poutine est aujourd’hui dans une certaine mesure redevable à la Corée du Nord et ses compétitions sportives, elles s’inscrivent aussi dans cette logique. D’une part, on se montre, mais d’autre part, on n’a pas le choix que de se montrer avec la Corée du Nord. Quoi qu’on en dise, la Corée du Nord reste un des pays les plus isolés de la planète et son caractère autoritaire ne fait aucun doute», a martelé Lukas Aubin. Pour la Corée du Nord, ce rapprochement est aussi un solide prolongement des succès récents de ses autres équipes, notamment chez ses joueuses. Depuis 2006, les sélections féminines jeunes de la Corée du Nord ont remporté cinq coupes du monde féminines (2 chez les U17 et 3 chez les U20) pour un total de 6 finales disputées.
Un avenir en pointillés pour le football russe
Le football russe tente tant bien que mal sortir la tête de l’eau. La veto sur les joueurs russes commence petit à petit à disparaître en Europe. Des clubs contournent les prétendues sanctions et font affaire avec des clubs proches du Kremlin. Le gardien Matvey Safonov a rejoint le PSG. Daler Kuzyaev joue toujours au Havre. Aleksey Miranchuk portait encore les couleurs de l’Atalanta avant de poser ses valises en MLS à Atlanta, aux États-Unis. Arsen Zakharyan a été recruté par la Real Sociedad au Dynamo Moscou pour 13 millions d’euros : «c’est concrètement un championnat qui se referme de plus en plus sur lui-même, on a de moins en moins de talents étrangers. C’est un championnat qui, à l’instar de l’époque soviétique, devient de plus en plus autarcique, même s’il ne l’est pas complètement à l’instant, mais par contre évidemment, quand vous êtes un athlète de haut niveau, un footballeur aujourd’hui, que vous n’êtes pas espagnol, italien, français…, Le championnat russe apparaît comme une des dernières destinations en Europe», a affirmé Lukas Aubin, auteur du livre La Sportokratura en Russie : gouverner par le sport à l’ère de Vladimir Poutine aux éditions Bréal. Le championnat russe se poursuit, même si ses équipes ne peuvent disputer ni la Ligue des champions, ni la Ligue Europa, ni la Conference League.
Ainsi va la vie dans le football russe alors que les sanctions internationales sont toujours en vigueur en raison de l’invasion de l’Ukraine. Leurs équipes ont maintenu la compétition et sont en mesure de payer les salaires des joueurs et du personnel d’encadrement. Les stades sont remplis pour assister à ces matchs ou à ceux de leur équipe nationale. Mais le football russe n’est plus aussi puissant et attractif. Le château de cartes footballistiques du Kremlin s’est écroulé avec le conflit en Ukraine : «c’est comme si tous les efforts qui avaient été faits depuis les années 2000, jusqu’à la Coupe du Monde 2018 avaient été un peu réduits en néant par cette invasion de l’Ukraine, ce qui a contribué à fragiliser ce championnat. Mais il ne faut pas tirer sur l’ambulance ou des conclusions sur les comètes, il ne faut pas dire que le championnat ne se relèvera pas parce qu’il a des difficultés aujourd’hui. Je pense par exemple que si la Russie et l’Ukraine doivent faire la paix à un moment donné ou du moins geler leurs relations, et ça va visiblement arriver en 2025, alors le sport sera la première passerelle à être réparée pour renouer le contact entre la Russie et les pays occidentaux», a ajouté Lukas Aubin.
En réponse aux sanctions de l’UEFA, la possibilité de rejoindre la confédération asiatique (AFC) avait été un temps discuté au sein de la fédération russe. Mais cette décision, finalement bloquée par les dirigeants russes, auraient eu des conséquences – principalement financières – pour les clubs russes, en particulier ceux qui participaient auparavant à des compétitions européennes comme la Ligue des Champions : «ça avait été évoqué au début de l’invasion, c’était même Roman Abramovich qui aurait été à un moment donné l’architecte de cette idée, mais ça a été abandonné assez rapidement, au bout du 6e ou du 8e mois de guerre. Du côté des instances sportives de la Russie, on a quand même déclaré que l’objectif numéro 1 était de rester dans l’UEFA avec un rôle à jouer dans le football européen et plus largement dans le sport, ce qui est un peu un aveu d’échec, justement, parce que l’idée sur le papier pouvait être suffisante. Trois quarts de la Russie sont situés sur le continent asiatique, un quart sur le continent européen. Ils auraient pu faire la bascule, le pivot vers l’Est. Mais la principale idée politique est de réintégrer les instances européennes, de se faire bien voir par l’UEFA et de participer en Europe aux meilleures compétitions du monde», conclut Lukas Aubin. Entre la géopolitique et le football, il n’y a qu’une passe.
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