L’élection du président d’extrême droite Javier Milei va-t-elle vraiment changer le football argentin ?
Alors que son investiture a eu lieu dimanche, le nouveau président de l’Argentine, Javier Milei, a fait couler beaucoup d’encre ces derniers mois, en raison de plusieurs prises de position controversées sur le football argentin. Des projets de révolutions, loin des codes et des standards sud-américains, qui n’ont pas du tout plu aux supporters et aux dirigeants des grands clubs du pays.
Ce dimanche 10 décembre 2023 était une journée très importante pour l’Argentine et ses 46 millions d’habitants. En effet, le président élu, Javier Milei, a été investi et a ainsi officiellement pris ses fonctions de chef d’Etat à la Casa Rosada de Buenos Aires, résidence des présidents argentins, succédant donc au président sortant, Alberto Fernández, pour les quatre prochaines années. Le scrutin de novembre dernier a été remporté par le candidat ultra-libéral du Parti libertarien avec 55,69 % des voix face aux 44,31 % récolté par l’actuel ministre de l’économie, Sergio Massa, qui représentait le camp péroniste sous la bannière de la coalition de centre gauche «Union pour la patrie». Economiste de formation, Javier Milei s’est illustré durant la campagne présidentielle avec des propos polémiques et un programme assez extrême basé sur l’opposition totale au droit à l’avortement, le rejet à une éducation sexuelle dans les écoles, la fin du peso argentin pour l’installation du dollar américain mais aussi sur la suppression des aides sociales. Climatosceptique, favorable au port d’armes, à la libéralisation des drogues et de la vente d’organes (ces deux derniers points relativement exagérés dans les médias argentins), il est souvent comparé à l’Américain Donald Trump et au Brésilien Jair Bolsonaro. «Je suis très fier de toi. Tu vas transformer ton pays et faire de l’Argentine à nouveau un grand pays», avait même écrit l’ancien président des Etats-Unis sur son réseau social Truth Social.
Mais dans un pays bercé par un football érigé au rang d’art et de moteur social voire économique, le sport s’est plus que jamais invité dans la campagne présidentielle et donc dans les différents programmes politiques. Grand fan du Boca Junior avant de cesser son supportisme après que l’ancien président du club, Daniel Angelici, a décidé de faire revenir Juan Roman Riquelme en fin de carrière, Javier Milei a jugé cette signature comme un «acte populiste». Ancien gardien des équipes de jeunes de Chacarita et San Lorenzo, il s’était également opposé au retour de Fernando Gago en 2013. «Quand ils ont rapatrié Fernando Gago, je suis devenu un hater du Boca. Comment peuvent-ils signer un milieu qui ne marque pas ?», affirmait-il. Le nouveau président du pays a même été jusqu’à supporter River Plate face au Boca Juniors, lors de la finale de la Copa Libertadores 2018 : «j’étais pour le Boca en réalité lorsque je regardais le match. Mais quand Gago est entré, ce qui était encore un autre acte de populisme, j’ai supporté le River. Pour moi, c’était un terrible footballeur, l’un des plus grands escrocs du football argentin». Au-delà de ces anecdotes anodines et purement sportives, le lien amour-haine fluctuant avec le football de Javier Milei trouve son point le plus dramatique dans sa vision des institutions, considérées comme sacrées en Argentine.
La fin du football populaire ?
Une vidéo d’une ancienne interview est devenue virale sur les réseaux durant la campagne, lorsqu’un journaliste argentin a demandé à Javier Milei s’il voyait d’un bon œil l’arrivée potentielle d’un propriétaire arabe dans l’organigramme du Boca ou d’un capital français à River. Celui qui a été investi président de l’Argentine ce dimanche avait alors déclaré : «j’aime le modèle anglais (en référence au modèle des sociétés anonymes). Ils ne font pas mal, ils ont du spectacle. Tu te fous de savoir qui il est si tu bats River 5-0 et que tu es champion. Ou tu préfères continuer dans cette misère que nous avons avec de moins en moins de qualité dans notre football? Regarde comment nous jouons à chaque fois que nous allons en dehors de l’Argentine ?». Et c’est ainsi que le football populaire s’est dangereusement invité dans la campagne. «Ce projet est un non-lieu qui illustre le caractère offensif de la campagne présidentielle 2023. En octobre 2022, Javier Milei a été invité sur le plateau radio du journaliste Alejandro Fantino où il avait évoqué son penchant vis-à-vis des sociétés anonymes pour le football professionnel, inspirées de l’expérience anglaise. Cette déclaration a été montée en épingle un an plus tard par différents médias en vue du ballotage du 19 novembre 2023 afin d’affecter l’image du candidat. Des grands médias locaux, TN, InfoBAE, Ambito, ou Clarin, dépendants des dividendes gouvernementales, ont lancé cette rumeur, ce qui a fait réagir les grands clubs sportifs en aval et a créé un écho au niveau international», nous explique François Soulard, qui a publié en 2023 l’ouvrage Une nouvelle ère de confrontation informationnelle en Amérique Latine aux éditions Ciccus.
Les clubs argentins ont rejeté l’idée de campagne proposée par Javier Milei de transformer les différentes institutions sportives en sociétés anonymes et se sont exprimés à travers des déclarations officielles qui ont été diffusées sur les réseaux sociaux. La plupart des équipes qui composent la Ligue Professionnelle, ainsi que les clubs des autres divisions, ont publié des communiqués respectifs dans l’espoir de faire front commun contre le projet de réforme du foot argentin et ainsi se consolider leur statut d’association civile à but non lucratif en rejetant l’idée de leur transformation en sociétés anonymes. River Plate a précisé que le club «appartiendra toujours à ses membres», tandis que le Boca a accentué sa position d’être «contre toute initiative impliquant sa privatisation ou sa vente». «Le propos initial de Milei en 2022 était de chercher un levier financier plus dynamique permettant de faire progresser le résultat des clubs professionnels dans la compétition internationale. Son propos ne s’attaque pas au football en tant que tel, mais remet en question la sphère politico-économique qui a construit un usage parasitaire de l’État et de l’économie sportive. Son offensive majeure vise à dénoncer la caste politique, consolidée au pouvoir depuis 20 ans en coalition avec des partis de droite comme de gauche. Mauricio Macri, ancien président du fameux club de foot de Boca, a été élu président de la République en 2015 et a perpétué les niveaux de corruption existants. Dans le cadre de sa campagne 2023, Javier Milei a évoqué une proposition de voucher sportif, c’est-à-dire de système d’encouragement pour la jeunesse à pratiquer le sport. Ce point a été escamoté par les médias dominants.», poursuit Monsieur Soulard.
L’importance économique du foot
L’économie a pris une place prépondérante dans les débats ces derniers mois en Argentine. Pour rappel, le pays de Lionel Messi et Diego Maradona a atteint une inflation de près de 150% en un an. L’Argentine traîne comme un boulet une dette contractée en 2018 par le gouvernement du libéral Mauricio Macri (2015-2019) pour 44 milliards de dollars auprès du Fonds monétaire international (FMI). Les gouvernements successifs mènent de longues négociations interminables afin d’assouplir ce plan de refinancement. Malgré le fait que le Boca et River génèrent beaucoup, il y a aussi un net écart par rapport à d’autres clubs argentins. Le chiffre d’affaires d’un club de première division du football argentin (hors grands clubs) équivaut au chiffre d’affaires de deux petits magasins d’un centre-ville. «En gros, le football argentin est porté par une économie "noire" et une économie sociale. La dizaine de milliers de clubs amateurs locaux existant dans l’ensemble du pays s’appuie essentiellement sur des contributions familiales (éventuellement des municipalités), en temps, présence, dons, formation technique et en apport financier, à l’écart de tout paiement de taxes, impôts ou de frais liés à des contrats. De fait, ils survivent parce qu’ils échappent aux prédations protéiformes de l’État (…) Les clubs sportifs peuvent prendre la forme de société anonyme (SAD) dans le cas des clubs professionnels, d’associations civiles et de société d’encouragement. Ce sont les membres qui définissent le statut juridique adéquat de leur club. L’État en est juridiquement à l’écart, hormis certaines lois qui font la promotion de la vie sociale et de quartier ou bien dans le cadre de la régulation commerciale des contrats et sociétés», nous précise-t-il.
Toujours selon François Soulard, une minorité politico-économique détourne depuis environ 20 ans près de un quart du PIB du pays, en produisant un appauvrissement généralisé de la population avec notamment près de 50 % de pauvreté selon les référentiels nationaux. Avant la pandémie, le football argentin produisait environ 1,5 % du PIB. Le modèle industriel du football est le miroir du pays, où l’exportation de matières premières prédomine, à savoir les meilleurs talents générateurs de spectacle, et non la production de produits finis, ce qui serait un avantage pour la vente globale des droits TV dans le monde. «Le football professionnel entre dans l’économie noire car il est encadré par la connivence État-sphère économique privée, particulièrement vorace en Argentine. Les scandales de détournement de fonds ou d’immixtion entre politique, économie et sport sont courants. L’un des derniers en date fut le programme "Football pour tous" (retransmission des matchs sur une plate-forme en ligne en dehors des canaux TV) dans lequel les élites politiques se sont servies largement dans la cagnotte. L’Association du Football Argentin (AFA) est à l’image de ces scandales. Cette connivence explique que ce sont les grands clubs sportifs, partie prenante de cette économie spéculative, qui ont ratifié leur position contre Javier Milei», analyse alors François Soulard.
Un football politico-social
Le football argentin s’organise sur un modèle où la politique et le social jouent un rôle important. Le fonctionnement des clubs repose sur des supporters-socios, qui offre une cotisation financière pour ainsi devenir en partie propriétaire du club. «Les socios sont le moteur liminaire du football et du sport argentin. L’âme et les principaux sacrifices de la "patrie du ballon rond" y résident. Contre vents et marées, ils maintiennent une vie sociale active et forte, à l’écart des mécanismes de prédation des acteurs puissants. Statutairement, les membres élisent leur comité de direction du club, ce qui donne lieu à de véritables campagnes électorales dans le cas des grandes associations. Schématiquement, dans les clubs importants, les membres peuvent avoir des comportements soit alignés sur le régime parasitaire (partisan des lignes politiques et des trafics en tout genre), soit promoteur des idéaux et valeurs d’un club. On voit régulièrement des mobilisations des communautés sportives justement pour dénoncer les désignations douteuses de tel ou tel référent technique ou administratif», affirme François Soulard. Du côté du Boca Junior, l’un des clubs les plus mythiques d’Argentine, des élections auront également lieu en décembre pour élire la nouvelle direction du club dirigé aujourd’hui par Jorge Amor Ameal.
La frontière entre le sport, la politique, l’économie, le social et la culture est très fine en Argentine. Alors que près de 90% des Argentins affirment être supporter d’un club de football, il est parfois compliqué de discuter d’un domaine sociétal sans en venir à parler de football. La puissance des Socios d’un club est si vaste qu’ils peuvent parfois se confondre et se perdre dans d’autres débats. Le meilleur exemple est celui de Mauricio Macri, président du Boca de 1995 à 2007, avant de devenir chef d’Etat du pays pendant quatre ans entre 2015 et 2019. C’est tout un système qui a ses passions et ses dérives, surtout en Argentine. «Les grands clubs professionnels, qui ont intérêt à maintenir un système spéculatif qui enrichit leurs dirigeants, ont pris part publiquement à la campagne médiatique contre Javier Milei et en faveur de Sergio Massa. Du côté des clubs sociaux, je n’ai pas vu passer de déclarations publiques, mais je suis prêt à parier que leur vote a été en faveur du candidat susceptible de redresser l’économie nationale, donc le pouvoir d’achat des familles», précise François Soulard qui rappelle néanmoins que «le schéma budgétaire 2024 soumis par le gouvernement antérieur cherche à remettre discrètement en question les privilèges dont jouissent les clubs sportifs et l’univers social dont l’exemption d’impôts». Il faudra désormais voir les prochains mois pour observer si le président antisystème, Javier Milei, saura «découper à la tronçonneuse» tous les pans de la société argentine, comme il l’a promis, dans l’espoir de combattre la corruption notamment.
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