AFC Champions League

Ligue des Champions Asiatique : comment la géopolitique du Moyen-Orient handicape-t-elle la compétition ?

Derrière les projecteurs internationaux de la Ligue des Champions et sa mythique Coupe aux Grandes Oreilles, d’autres continents jouent aussi leur propre Ligue des Champions, c’est le cas de la Confédération Asiatique de football (AFC) où évoluent Cristiano Ronaldo, Neymar Jr, Sadio Mané ou encore Karim Benzema. Mais en raison d’une riche et souvent mouvementée actualité géopolitique, la compétition peut être dérangée par la fragilité des relations diplomatiques dans la région.

Par Samuel Zemour - Valentin Feuillette
12 min.
L'Arabie saoudite et l'Iran, une réconciliation fragile @Maxppp

Si le football du Moyen-Orient tend à se développer grâce au mercato lucratif de la Saudi Pro League en Arabie saoudite et au succès de l’organisation de la Coupe du Monde de la FIFA au Qatar, certaines ficelles de l’actualité footballistique de la région restent quelques peu méconnues. En effet, comme toutes les confédérations de foot, chaque continent possède sa propre Ligue des Champions avec les clubs originaires des pays membres. Avant de rentrer dans le vif du sujet, il est important de présenter le format très particulier de la Ligue des Champions Asiatique - et plus largement de la Confédération Asiatique de football (AFC). Fondée le 8 mai 1954 à Manille aux Philippines, l’AFC est l’organisme qui regroupe, sous la bannière de la FIFA, toutes les nations du continent asiatique et organise les compétitions entre clubs et entre sélections nationales à l’échelon asiatique. Alors que cette zone géographique est souvent sujette à de nombreux enjeux économiques, sociaux et géopolitiques, les coupes sportives - et notamment la Ligue des Champions Asiatique peuvent parfois être inquiétées par des changements soudains de calendrier avec l’intervention des dirigeants des clubs.

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Elle est ainsi divisée en deux zones distinctes : Est et Ouest, regroupant ainsi 47 pays au total dont 46 membres de la Fédération internationale de football association (FIFA). Seuls les Îles Mariannes du Nord ne sont pas étiquetées sous le signe de la FIFA. Au sein de la Ligue des Champions de l’AFC, la Zone Est est majoritairement composée des pays dits d’Asie orientale à savoir la Corée du Sud, le Japon, la Chine, la Thaïlande, Hong Kong, le Viêt Nam, les Philippines, la Malaisie, l’Australie, Singapour et l’Indonésie. De l’autre côté, la Zone Ouest est surtout formée des pays du Moyen-Orient et de l’Asie centrale tels que l’Arabie saoudite, l’Iran, le Qatar, l’Irak, les Emirats arabes unis, la Jordanie, l’Oman, le Bangladesh, l’Inde, l’Ouzbékistan, le Turkménistan et le Tadjikistan. L’AFC couvre donc une superficie de 43 810 582 km2 avec plus de 2 300 langues parlées et plus de 4,3 milliards d’habitants. Dans une région si vaste, il est parfois compliqué d’avancer à travers les différents bras de fer géopolitiques. Si la rencontre du 19 septembre entre Al Nassr et Persepolis s’est parfaitement déroulée sur la pelouse iranienne du stade Azadi de Téhéran, un autre match a néanmoins fait couler beaucoup d’encre en sortant des barrières sportives…

Un match en symbole du déséquilibre

Le 2 octobre dernier, le club saoudien d’Al-Ittihad, où jouent Karim Benzema, N’Golo Kanté ou encore Fabinho, se rendait dans la ville d’Ispahan, dans le centre de l’Iran, pour y affronter Sepahan, lors de la 2ème journée du groupe C de la Ligue des Champions Asiatique. Si le Club du Peuple s’est bien rendu au stade Nagh-e-Jahan, la rencontre n’a pas eu lieu, les joueurs de l’équipe saoudienne n’étant pas autorisée à pénétrer sur la pelouse en raison de la présence d’une statue du général Qassem Soleimani sur le bord de la pelouse : «C’est juste un match de football et la présence de ce buste est tout à fait inappropriée. Nous leur avons demandé de le déplacer avant de rentrer sur le terrain pour l’échauffement mais ils ne l’ont pas fait. L’équipe est donc retournée dans les vestiaires», avait confié un dirigeant d’Al-Ittihad à l’Agence France Presse (AFP), alors que le directeur général de Sepahan, Mohammed Reza Saket, s’était révolté à la télévision iranienne en annonçant avoir lancé des recours judiciaires auprès de la Confédération Asiatique de football (AFC) : «La demande du club d’Al-Ittihad allait au-delà des coutumes sportives et contre les usages habituels. Ce stade a accueilli des dizaines de matches internationaux dans la même configuration», a-t-il précisé. La Confédération asiatique de football a officiellement accordé à Al-Ittihad une victoire 3-0 sur Sepahan. La décision de l’AFC intervient après qu’une enquête a conclu que Sepahan avait enfreint les règles de fair-play de l’instance dirigeante en plaçant des photos et des statues à caractère politique à l’intérieur du stade Naghsh-e-Jahan à Ispahan.

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Le général Qassem Soleimani, bien qu’encore fortement apprécié en Iran, était un haut responsable militaire du régime de guide suprême Ali Khamenei. Il est à l’origine de l’extension de la patte iranienne au Moyen-Orient, en contrôlant et soutenant notamment certaines milices chiites telles que les Hachd al-Chaabi en Irak, le Hezbollah au Liban, le Hamas en Palestine et les Houthis au Yémen. Assassiné dans une frappe aérienne par les Etats-Unis de Donald Trump en 2020, sa mort avait provoqué de nombreuses manifestations anti-occidentales à Téhéran, à l’heure où l’Arabie saoudite commençait son extension régionale et internationale avec le Prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane : «c’est la personnalité la plus offensive à l’égard de Riyad. C’est un signal envoyé par le régime iranien à la monarchie saoudienne par rapport à un quelconque tentation de rapprochement avec Israël. Qassem Soleymani c’est l’emblème de la posture offensive du régime iranien, en tant que chef emblématique des gardiens de la révolution Pasdaran. Cette personnalité, assassinée par l’armée américaine avec qui plus est l’aide d’Israël, organisait la structure militaire de Téhéran et notamment la mise en place de relais à l’échelle régionale, le mettre en avant c’est rappeler la force de frappe de Téhéran et sa puissance de frappe régionale», nous confie Raphaël Le Magoariec, doctorant au sein de l’Équipe Monde arabe et Méditerranée (EMAM) de l’université de Tours.

Une réconciliation fragile

L’Iran et l’Arabie saoudite ont toujours représenté les deux plus grands blocs régionaux, s’opposant sur différents plans depuis la chute du dernier Shah, Mohammad Reza Pahlavi, en 1979 qui a conduit à l’installation d’une république islamique chiite avec l’ayatollah Rouhollah Khomeini : «La vision de Riyad s’est construite à l’encontre de l’Iran depuis 1979, date de la révolution islamique iranienne. A partir de ce moment, on voit très bien que l’Arabie saoudite va vouloir développer une alliance pour faire front et protéger ses voisins face à la menace expansionniste iranienne, à travers cette vision révolutionnaire et déstabilisatrice à l’échelle régionale. L’Arabie saoudite veut maintenir un statuquo dans la région et se vouloir comme un parapluie protecteur en créant le Conseil de coopération du Golfe en 1981 (organisation régionale regroupant six monarchies arabes et musulmanes, l’Arabie saoudite, Oman, le Koweït, Bahreïn, les Émirats arabes unis et le Qatar, ndlr)», poursuit Raphaël Le Magoariec qui rappelle également l’opposition religieuse entre les deux puissances du Moyen-Orient : «il y a deux visions qui s’opposent entre un soft power religieux : une vision sunnite wahhabite saoudien face à une vision révolutionnaire islamiste chiite iranienne», détaille-t-il à Foot Mercato.

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Mais parler seulement de religion est plus que réducteur à l’échelle régionale puisque ces grandes puissances du Moyen-Orient que sont l’Arabie saoudite (36 millions d’habitants) et l’Iran (87,5 millions d’habitants). Riyad et Téhéran se disputent des intérêts dans la région : «Le but pour les deux pays est de renforcer leurs alliances dans la région pour faire tenir un ordre régional à sa mesure. C’est l’objectif de ces deux pays qui se voient en leader de leur camp. D’un côté, il y a un arc chiite qui va de Beyrouth au Liban à Téhéran en Iran en passant par l’Irak et la Syrie, bien que la Syrie aujourd’hui ne fasse plus grand chose puisqu’elle est morcelée. De l’autre, il y a l’Arabie saoudite qui se veut garante d’une certaine vision du sunnisme. Le religieux sert toujours des intérêts politiques. Tout le monde veut avoir le leadership dans la région», poursuit Raphaël Le Magoariec, auteur du livre «L’Empire du Qatar. Le nouveau maître du jeu ?» paru aux éditions Les Points sur les i en 2022. Dans la région, l’Iran et l’Arabie saoudite ont souvent été en désaccord ces dernières années : au Yémen, l’Iran soutenait les rebelles houthis que l’Arabie saoudite combattait, alors qu’en Syrie, le président Bachar al-Assard pouvait compter sur le soutien de Téhéran pendant que Riyad apportait un précieux coup de main aux révolutionnaires et aux opposants syriens.

Mais un premier vrai pas vers une réconciliation historique a eu lieu le 10 mars à Pékin. Sous l’impulsion du président chinois Xi Jinping et son ministre des Affaires Etrangères Wang Yi, l’Iran et l’Arabie saoudite, respectivement représentés par l’amiral iranien Ali Shamkhani et le conseiller à la sécurité national saoudien Moussaid bin Mohammed Al-Aiban, ont signé un accord tripartie avec la Chine, partenaire économique majeur des deux puissances du Moyen-Orient, promettant ainsi un rapprochement diplomatique, marqué par la réouverture d’une ambassade saoudienne à Téhéran et une représentation iranienne à Riyad : «Il y a un apaisement depuis 2023 entre l’Arabie saoudite et l’Iran. A l’arrivée du Roi ben Salmane en Arabie saoudite, il y avait une tendance à considérer l’Iran comme le principal ennemi à l’échelle régionale dans la hiérarchie de Riyad. Dans la vision 2030 initiée par ben Salmane de réformes économiques, il y a une volonté de changer de lexique et de parler un lexique économique pour se construire comme un hub à la façon de Dubaï. Dans cette optique, la vision chinoise très commerciale dans le business de se penser comme un hub international et de se développer de manière économique, en délaissant le lexique conflictuel et en enflammant le récit de la menace iranienne à la porte d’Arabie saoudite. Elle ne s’inscrit plus dans ce discours mais en allant jouer sur le sol iranien, l’Arabie saoudite sait qu’elle fera face à des symboles belliqueux comme la statue du général Qassem Soleimani», complète Raphaël Le Magoariec.

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Le cas spécial d’Israël

Les tensions géopolitiques liées à la compétition continentale n’ont, en fait, jamais été réellement apaisées. Les prémices ont d’ailleurs commencé dès la toute première édition, en 1967. Les premières éditions de la Coupe d’Asie des clubs champions sont marquées par une domination des clubs israéliens. L’Hapoël Tel-Aviv est d’ailleurs le premier vainqueur de l’histoire de la C1 asiatique, avant de s’incliner en finale contre l’Esteghlal Téhéran, en 1970. Les deux autres éditions seront remportées par le Maccabi Tel-Aviv, face aux Coréens du Yangzee FC (1969), puis en 1971, lors d’une finale qui aura conduit à un arrêt total de la compétition pendant 14 ans.

L’État d’Israël étant rejeté par de nombreux membres arabes, certains préféraient même perdre par forfait plutôt que de jouer contre les clubs israéliens. Lors de la finale de 1971, le club irakien Al Shorta Bagdad a donc refusé de jouer la finale contre le Maccabi Tel-Aviv, vainqueur de la deuxième édition par forfait. L’édition de 1972 a carrément été annulée puisque deux clubs arabes ont été disqualifiés pour avoir refusé de jouer contre le club israélien du Maccabi Netanya. Et depuis, les tensions entre Israël et ses pays voisins, ainsi que d’autres brouilles politiques au Moyen-Orient, ont entraîné l’AFC à décider de stopper la compétition jusqu’en 1985, sans Israël, qui a depuis, rejoint l’UEFA, après avoir été exclu de l’AFC. 52 ans après sa seconde Ligue des Champions asiatique remportée, le Maccabi Tel-Aviv joue donc actuellement sa place pour la phase finale de Ligue Europa Conference.

Cette isolation à l’échelle régionale vis-à-vis des autres pays voisins a contraint la Fédération d’Israël de football (IFA) à quitter la Confédération asiatique de football (AFC) en 1974 pour ensuite rejoindre la Confédération du football d’Océanie (OFC) en 1980 et enfin l’Union des associations européennes de football (UEFA) dès 1994. Et rare sont les moments où un club israélien croise un club de l’AFC mais Dia Sabia, aujourd’hui au Maccabi Haifa, est devenu le premier footballeur israélien à être engagé dans un championnat arabe après avoir signé pour deux ans avec le club Al-Nasr de Dubaï en 2020 : «Il y a un joueur israélien qui a signé dans le club d’Al-Nasr Dubaï. A ce niveau là, ça reste compliqué. Les discours qui prévalent sur le sujet entre ces pays restent belliqueux. En Israël, le discours s’est considérablement droitisé et en Iran, il y a un repli sur soi. C’est donc compliqué d’aller sur ce terrain. Les sportifs iraniens n’ont pas le droit de participer à des compétitions sur le même terrain que des Israéliens. Tant qu’à la tête de l’Iran, ce sera un guide suprême, il n’y aura pas d’ouverture possible», nous détaille Le Magoariec.

Considéré comme un pays puissant de l’AFC depuis le rachat du Paris Saint-Germain en 2011 et l’organisation de la Coupe du Monde 2022, le Qatar, qui a renoué des liens diplomatiques avec l’Arabie saoudite et qui possède une forte proximité politique avec l’Iran et le Liban, entretient des relations avec l’Etat d’Israël depuis 1996 malgré un soutien financier pour le Hamas à Gaza et le Hezbollah au Liban. Même s’il n’a jamais reconnu officiellement l’Etat hébreu, Doha se place depuis une dizaine d’années comme le médiateur de paix et la passerelle de discussions entre Israël et les différents pays arabes du bloc irano-libanais. Encore récemment, depuis la terrible escalade du 7 octobre entre Israël et le Hamas, le Qatar s’est placé en négociateur aux côtés des Etats-Unis pour libérer des dizaines d’otages israéliens. Une stratégie réfléchie de Doha qui souhaite gagner en impact géopolitique à l’international, continuant ainsi sa logique d’être au centre des attentions mondiales : «Tous ces Etats jouent différentes cartes, car ce sont des Etats souverains et ils ont des intérêts à protéger, donc le Qatar joue le côté pro-palestinien à fond, tout comme le Koweït mais ils ont des histoires particulières avec la Palestine. Le Qatar, dans sa volonté d’être un leader régional, joue la carte des sociétés. Jouer la carte palestinienne signifie être proche des Frères Musulmans car le Qatar c’est un allié à l’échelle régionale». A noter que les clubs d’Al-Ittihad et Sepahan vont se recroiser en Arabie saoudite, dans le cadre de la 6ème et dernière journée de Ligue des Champions lundi prochain.

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