La retraite anticipée d’André Schürrle, à 29 ans, a mis une nouvelle fois le doigt sur un phénomène répandu mais encore tabou chez les footballeurs professionnels : la dépression, ou plus généralement l’usure mentale. Comment protéger les joueurs et sensibiliser le grand public sur ces questions ? La réponse avec la psychologue du sport Delphine Herblin, qui collabore avec plusieurs joueurs et clubs professionnels.
Sebastian Deisler, Gérald Cid, Guillaume Borne, Javi Poves et plus récemment André Schürrle, tous ces joueurs professionnels ont décidé de prendre leur retraite avant leur 30 ans après avoir connu des périodes de dépression. D’autres comme Gianluigi Buffon ou Aaron Lennon ont su affronter ces phases pour poursuivre leur carrière tandis que d’autres comme Robert Enke ou l’entraîneur Gary Speed, ont décidé de mettre fin à leurs jours. La dépression chez les footballeurs professionnels n’est pas un phénomène rare comme l’a rapporté la FIFPro, le syndicat mondial des joueuses et joueurs professionnels, avec son rapport du mois d’avril 2020 qui indiquait que « 22% des joueuses et 13% des joueurs ont fait état de symptômes compatibles avec le diagnostic d’une dépression ».
Heureusement, de plus en plus de joueurs pros comme Gianluigi Buffon dans The Players’ Tribune ou Sebastian Deisler dans son autobiographie “De retour dans la vie”, osent parler de ce sujet encore tabou. « Ma chance aujourd’hui, c’est que si je suis dans une situation difficile, je n’ai pas honte de montrer mes faiblesses et ça me permet de ne pas m’enfoncer ou de me culpabiliser. Ce que je conseille, c’est de ne pas avoir peur de montrer qui vous êtes. C’est le seul remède qui te permet de vraiment t’accepter », avait notamment confié Gianluigi Buffon. Des entraîneurs comme Olivier Dall’Oglio militent aujourd’hui pour démocratiser le suivi psychologique et mental dans le foot, comme il l’a récemment confié à Libération.
« Je me suis heurté à des réticences de partout. Notamment avec les joueurs eux-mêmes, s’ils ne veulent pas, rien n’est possible. Ce refus peut s’expliquer de mille façons, à commencer par la peur de mieux se connaître. J’ai souvent entendu: “Je n’en ai pas besoin, je ne suis pas malade.” Pas de souci… mais c’est justement un moment propice pour entreprendre quelque chose. (...) Je prends parfois les joueurs à témoins: “Ça vous choquerait que l’on retire les préparateurs physiques ?” La réponse est oui. Eh bien, il n’y avait pas de préparateur physique quand je jouais moi. Comment voulez-vous laisser un truc aussi central que le travail mental dans l’ombre ? Dans les faits, il faut prendre le pli dès le centre de formation. On en revient toujours au même point : la clef, c’est l’éducation », raconte l’entraîneur du Stade Brestois à nos confrères de Libé.
Pour aller plus loin sur le sujet, nous nous sommes longuement entretenu avec Delphine Herblin, psychologue du sport qui intervient notamment auprès des joueurs du RC Lens. Elle nous parle de l’importance de la connaissance de soi, des symptômes de la dépression mais aussi de la dépendance à son image, au regard des autres et du devoir de prévention à faire dans les centres de formation et au sein des clubs professionnels.
« C’est comme si on vous coupait votre moteur et que vous aviez l’impression de ne plus pouvoir avancer »
Foot Mercato : Bonjour Delphine, merci de répondre à notre sollicitation. Le footballeur allemand André Schürrle vient d’annoncer sa retraite à 29 ans en évoquant une perte de motivation mais aussi une phase de dépression après sa victoire lors de la Coupe du monde 2014. Ce phénomène n’est pas rare chez les sportifs de haut niveau après des grandes victoires, comment expliquer cela ?
Delphine Herblin : Oui, ce phénomène est beaucoup plus répandu qu’il n’y paraît. Au départ, le sportif se fixe des objectifs. Pourquoi ? Parce qu’il essaye d’accéder à ce qu’il n’a pas. C’est comme ça d’objectif en objectif. Les philosophes et les psychologues l’expliquent d’ailleurs : le désir naît du manque. C’est parce que l’on manque de quelque chose qu’on le désire très fort. Et une fois que l’on y accède, cet objet ne nous manque plus donc le désir s’estompe. Heureusement, la plupart des sportifs vont d’objectif en objectif. Mais une fois qu’ils ont atteint un premier un objectif, il se peut qu’il y ait un petit contrecoup, un petit moment de déprime car le graal est atteint.
Derrière, ça peut être difficile de se fixer de nouveaux objectifs. C’est donc quelque chose de tout à fait naturel, et que tous les sportifs connaissent. Mais une fois qu’ils ont identifié ce passage à vide, ils arrivent généralement à trouver les ressources pour s’adapter. Le pire, c’est de ne pas le savoir. De ne pas avoir conscience qu’un passage à vide après avoir atteint un objectif est normal. C’est comparable au baby blues pour une nouvelle maman, qui peut avoir attendu un enfant pendant des années puis, une fois l’enfant présent, tombe dans une période de blues. C’est normal. Et une fois qu’elle a conscience de ça, elle peut avancer. Ne pas en avoir conscience peut provoquer une dépression. Un état de blues qui se prolonge.
FM : Beaucoup de personnes confondent les périodes de déprime, passagères, avec la dépression, qui est une maladie. Pouvez-vous expliquer les différences ?
DH : La déprime c’est un flux dans notre psychisme. C’est un état qui est naturel et passager. Un petit coup de déprime, ça fait partie de ces mouvements naturels du psychisme, où l’on oscille entre des hauts et des bas. Tandis que la dépression, c’est comme vous le dites une maladie avec des symptômes prononcés qui s’installent dans le temps. Si ce sentiment de déprime ne dure que quelques jours, le temps de faire le deuil de quelque chose qui s’est produit, de bon ou mauvais d’ailleurs, c’est normal et naturel. Par contre, la dépression est plus profonde. Elle se prolonge dans le temps et vient souvent altérer le sommeil et l’alimentation. La fatigue ressentie peut être extrême. Certains ne peuvent pas plus sortir de leur lit et ça vient directement impacter la motivation. C’est comme si on vous coupait votre moteur et que vous aviez l’impression de ne plus pouvoir avancer. Dans ces cas-là, il faut absolument consulter un médecin.
(Pour plus d’informations sur les symptômes de la dépression et les moyens de la traiter, consulter cette page http://www.info-depression.fr/)
« Il y a une très forte culpabilité à ne pas aller bien alors qu’ils sont censés aller bien »
FM : Dans l’esprit du grand public, les footballeurs sont des privilégiés qui, vulgairement, « gagnent bien leur vie en tapant dans un ballon ». Si bien qu’il est inconcevable pour ce grand public d’entendre que des joueurs soient dépressifs. Cela accentue-t-il un sentiment de culpabilité chez les joueurs ?
DH : Clairement, et vous avez raison de le souligner. C’est peut-être pour ça que les footballeurs n’osent pas aller voir des psychologues ou des coachs mentaux. Pour eux, c’est comme si ce n’était pas légitime. Il y a une très forte culpabilité à ne pas aller bien alors qu’ils sont censés aller bien. Censés aller bien parce qu’ils gagnent beaucoup d’argent et que beaucoup de personnes les envient. Mais ces personnes envient la carte postale. Ils envient la partie visible de l’iceberg et n’imaginent pas la souffrance, la douleur, les doutes que les joueurs vivent au quotidien. Se sentir mal est presque inavouable pour les joueurs. À tel point qu’ils ont complètement intériorisé cela. Pour certains, le problème n’est même pas qu’ils n’osent pas en parler, c’est qu’ils n’osent pas se l’avouer à eux-mêmes. Donc il y a vraiment un travail à faire directement avec les joueurs car c’est difficile d’agir sur le grand public. Vous vous doutez bien que les préjugés et les idées reçues sont tenaces et il faudra du temps pour qu’ils s’estompent. Donc malheureusement, on ne peut pas trop compter sur le fait que le grand public change de regard sur les joueurs même si les médias et les témoignages de joueurs comme Schürrle, qui se multiplient, peuvent aider la cause.
FM : Parlons justement du grand public et des médias ou plus généralement du traitement qui est fait des footballeurs professionnels. Dans une interview, Schürrle disait « soit tu es un héros, soit tu es zéro. Il n'y a rien entre ça. » Pensez-vous que les enjeux et la passion du football contribuent à ce que les joueurs/joueuses soient déshumanisés ?
DH : Oui, je le pense, et je crois que cela se joue au-delà du football. Il y a un côté très théâtrale dans la manière de vivre et de traiter le football. On bascule dans quelque chose de tragique qui peut même faire penser à l’époque des gladiateurs dans les arènes, qui déchaînaient de la ferveur et de la passion de la part d’un public qui tombait en transe et prenait du plaisir à huer, à siffler, à haïr, à acclamer et parfois à voir mourir ces gladiateurs dans l’arène. Ces spectateurs allaient au spectacle et oubliaient qu’ils avaient affaire à des êtres humains derrière leurs tenues de combattants. C’est un peu la même chose avec le football, qui est devenu le sport roi du peuple.
FM : Cette métaphore est très intéressante. Pensez-vous que les footballeurs ont aussi adopté les codes des gladiateurs de l’époque en voulant paraître invincibles, indestructibles et sans faille aux yeux des autres ?
DH : Oui, il y a ce phénomène-là ! Finalement, on est un peu dans le monde des super-héros modernes. D’ailleurs, on peut revenir à Schürrle et même Gotze, impliqués directement dans le but victorieux en finale de Coupe du monde 2014. Après cette finale, ils ont été considérés comme des super-héros en Allemagne et ils se sont peut-être pris au jeu. Ils se sont peut-être identifiés à cette image de super-héros avant d’être aspirés dans cette spirale-là. Et une fois pris dans cette spirale, c’est très difficile d’en sortir. Une fois que vous êtes pris pour un super-héros, il y a des attentes immenses et un poids sur vos épaules qui est impossible à porter sur la durée. D’autant plus lorsque l’on est très jeune.
« Pour pouvoir vivre dans la durée avec le poids des attentes, il faut que le joueur se dissocie de ses propres actes »
FM : Pourtant, certains joueurs comme Cristiano Ronaldo ou Lionel Messi ont su durer malgré des succès précoces et une célébrité qui dépasse le cadre du football. En quoi sont-ils différents ?
DH : Ces joueurs cachent probablement une certaine souffrance qui est peut-être plus intériorisée et plus difficile à démasquer. Ces champions vivent une certaine forme de solitude finalement. D’ailleurs, ils sont souvent incompris et à part. Cela me fait penser aux héros grecs car ces joueurs sont devenus de véritables mythes vivants qui entretiennent d’ailleurs la difficulté pour les autres de suivre leurs pas ou tout simplement de les comprendre. Pour pouvoir vivre dans la durée avec le poids des attentes, il faut que le joueur se dissocie de ses propres actes. On ne peut pas agir sur ce que les gens vont dire ou faire, en revanche, on peut agir sur les joueurs et faire en sorte que leur perception soit modifiée. C’est-à-dire qu’il apprennent à ne plus s’identifier à ce à quoi le public les réduit. Ce n’est pas parce que le public vous réduit à quelque chose que vous devez forcément vous réduire à ça.
FM : Mais qu’en est-il des joueurs très introvertis, très timides et globalement différents ? Ceux qui ne correspondent pas aux codes et qui sont presque automatiquement marginalisés. Comment leur permettre de trouver leur place dans ce milieu très conformiste et impitoyable ?
DH : C’est vrai que c’est sans doute plus compliqué pour eux car ils ne répondent pas au schéma type mais d’un autre côté, c’est peut-être ce qui les préserve. Finalement, c’est comme un jeu de rôle. L’important, c’est que le joueur puisse basculer entre ses différents rôles. D’un côté, c’est vrai qu’il a une image publique à tenir et parfois à entretenir. Certains cherchent justement à se donner une certaine image et ce n’est pas problématique. Le danger, c’est de s’identifier à cette image que l’on crée. Tant que ça reste un rôle que l’on prend du plaisir à incarner et que l’on arrive à en sortir pour redevenir « quelqu’un de normal », il n’y a pas de problème. Mais quand on s’identifie complètement à cette image et que l’on n’en sort plus, là ça devient dangereux.
C’est comme au cinéma, l’acteur arrive sur un plateau de tournage, enfile son costume et joue son rôle puis il l’enlève pour redevenir lui-même. Tant que les acteurs et les sportifs sont capables d’enfiler puis de retirer leur costume, ils peuvent trouver un équilibre. Mais quand ils ne sont pas capables de déposer le costume, il y a automatiquement un déséquilibre qui peut mener à des dépressions, et pire encore. Et pour en revenir aux personnalités plus introverties, le fait de jouer un rôle va être particulièrement difficile mais redevenir eux-mêmes non. C’est pourquoi ils peuvent en tirer un avantage parce qu’ils ne se nourrissent pas de la lumière des projecteurs et cela les protège.
FM : Dans son autobiographie, Sebastian Deisler, qui avait pris sa retraite à 27 ans, avait indiqué qu'«au Bayern, tu ne réussis que si tu dis que tu es le meilleur, tu te définis par rapport à ton ego et ta fierté. Je n'ai jamais écrasé les autres, on m'aimait bien pour cela, mais cela m'a aussi valu des problèmes.» Être soi ne suffit pas toujours malheureusement. Y a-t-il une autre solution pour aider ces personnalités différentes ?
DH : C’est vrai qu’il y a des profils ou des personnalités qui vont se frayer un chemin plus facilement que d’autres, pour qui la performance personnelle sur le terrain ne va pas être une obsession. D’ailleurs, la performance footballistique à un très très haut niveau ne concerne pas uniquement le terrain. C’est aussi d’autres atouts qu’il faut avoir pour se frayer un chemin au milieu du public, des médias, dans le vestiaire. Il n’y a donc pas que la performance sur le terrain qui va compter et c’est pourquoi les meilleurs joueurs ne réussissent pas forcément à s’imposer et que des très bons joueurs ne réussissent pas à devenir professionnels. Aujourd’hui, les centres de formation commencent à intégrer ces notions auprès des joueurs. Ils les forment à la communication avec les médias mais aussi à la pression du public. Tout ça est désormais pris en compte dans les centres de formation pour les préparer à la réalité du haut niveau.
« Les messages envoyés par les éducateurs sont vraiment déterminant dans la construction du jeune footballeur »
FM : Toujours dans sa biographie, Sebastian Deisler parle de son environnement et des problèmes familiaux qu’il a connus plus jeune. Des fondations solides et un environnement stable sont-ils indispensables pour faire une longue carrière dans le football de haut niveau ?
DH : Je ne dirais pas que c’est indispensable parce que le psychisme est toujours plein de surprises. Parfois, ceux qui ont peu de racines ou un environnement peu sécurisant s’en sortent. Il n’existe pas de lecture directe comme ça. Ce qui est sûr, c’est que sont qui n’ont pas de bases solides vont devoir compenser ce manque par la suite. Parfois, ceux qui ont un vécu particulièrement douloureux ont des capacités de résilience extraordinaires alors que ceux qui ont grandi dans un environnement très sécurisant ont moins mis en place des ressources internes pour affronter les difficultés de la vie. Je constate que ceux qui ont eu une histoire très complexe à la base vont essayer de se stabiliser en mettant en place des ancrages. Ils vont se créer leur propre famille, leur propre environnement structurant. Il faut donc savoir faire les bons choix, bien s’entourer. Donc sur la durée, un bon environnement est quand même essentiel.
FM : Mais comment protéger les jeunes footballeurs prometteurs qui sont généralement vulnérables et qui peuvent être influencés par les mauvaises personnes ?
DH : C’est vrai que c’est difficile pour eux. On sait qu’il existe certaines dérives, que des personnes approchent parfois des familles très tôt et leur vendent monts et merveilles. Il s’agit donc de ne pas céder au chant des sirènes et ce qui peut sauver ces jeunes, c’est l’éducation. Dans les centres de préformation, il y a désormais plus de prévention par rapport à ça pour protéger les enfants et leur faire prendre conscience des dangers du monde professionnel. Mais pour pouvoir éduquer ces jeunes, il faut aussi éduquer ceux qui les éduquent. C'est-à-dire les formateurs, les entraîneurs, les familles. Et cela commence par des messages simples. Quand un entraîneur va dire aux jeunes qu’il ne faut pas qu’ils aient des émotions sur le terrain, il fait passer un message qui aura des répercussions par la suite.
Les entraîneurs doivent donc se rendre compte du rôle pédagogique et éducatif qu’ils ont à jouer avec ces jeunes, qui vont les écouter attentivement. Et même plus que leurs propres parents. Les messages envoyés par les éducateurs sont donc vraiment déterminant dans la construction du jeune footballeur. Ils ont une grande responsabilité particulière et c’est aussi pourquoi il est essentiel qu’ils puissent se former à la dimension psychologique et mentale du sport. Des psychologues commencent d’ailleurs à travailler sur les contenus de formation qui sont dispensés aux entraîneurs. J’ai d’ailleurs moi-même déjà collaboré avec certains formateurs. Et pour les jeunes qui parviennent à devenir professionnel à 16/17 ans, il faut à tout prix les préserver des sollicitations et de la célébrité. Les clubs commencent à le comprendre en évitant de trop les surexposer. On le voit à Rennes avec Camavinga, que l’on entend peu dans les médias. Les clubs font aujourd’hui attention à ne pas les jeter trop vite sous le feu des projecteurs parce qu’ils savent très bien que c’est dangereux pour eux.
FM : Il y a un mal qui a longtemps touché les jeunes footballeurs français. Les comparaisons avec Zidane. Chaque nouveau n°10 a été comparé à Zidane et aucun n’a réussi à s’imposer dans la durée. La majorité d’entre eux ont même sombré après ces comparaisons. Comment faire face à ces attentes et à ces comparaisons démesurées ?
DH : Il faut que les joueurs arrivent à faire le tri. Ce n’est pas parce que l’on attend d’eux des choses qu’ils doivent forcément répondre à ces attentes et se plier en permanence à ce qui est attendu d’eux. Ce n’est pas parce que le public attend d’eux qu’ils marquent un but, qu’ils sont nuls ou de mauvaises personnes s’ils ne parviennent pas à le faire. Il y a vraiment une distance à trouver entre ce que les gens attendent d’eux, d’ailleurs ils peuvent difficilement agir dessus, et leur propre perception. Les joueurs qui sont très sensibles aux attentes du public et à leur image, le sont parce qu’à la base, leur exposition est aussi source de lumière, de reconnaissance et de jouissance. Il faut donc accepter le revers de la médaille. Donc ceux qui ont pour moteur principal cette notoriété, cette lumière, cette effervescence autour d’eux, doivent accepter la rançon de la gloire ou le prix à payer. C’est le jeu, tout simplement.
« Cristiano Ronaldo ne fonde pas son plaisir uniquement dans les victoires et les buts mais dans le travail. Ce qui est sacré pour lui, ce n’est pas que les trophées. C’est l’entraînement, la persévérance »
La distance à trouver par rapport à ce regard de l’autre est essentielle. Si vous attendez ce regard de l’autre pour exister, vous allez être malmené parce que votre existence dépendra de lui, pour le meilleur et pour le pire. Si en revanche, vous prenez assez de distance pour accueillir les critiques positives comme négatives, vous ne serez plus prisonniers du regard de l’autre. Il y a ce poème de Rudyard Kipling que j’adore avec ce passage qui illustre bien ce dont on parle : « Si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite. Et recevoir ces deux menteurs d’un même front.» C’est-à-dire que si vous vous considérez comme quelqu’un de valable seulement lorsque vous marquez des buts, forcément, vous n’aurez plus de valeur à vos yeux quand vous ne marquerez pas. Et dans les deux cas, c’est de l’ego. Donc quand on met de l’ego dans le succès, il faut accepter que ça se retourne contre nous dans la défaite. En revanche, si on se rattache aux fondamentaux et que l’on replace le football comme un sport d’équipe. Si l’on se resitue avec humilité dans un collectif et que l’on se satisfait d’apporter sa contribution au groupe, ce sera difficile d’être perturbé par les médias ou par les sifflets du public car on sera indépendant de notre performance personnelle. Donc je pense que l’une des clés, c’est justement d’avancer avec humilité sans forcément chercher la lumière, la gloire et de continuer de travailler. Il me semble que Cristiano Ronaldo fonde son plaisir pas uniquement dans les victoires et les buts mais dans le travail. Ce qui est sacré pour lui, ce n’est pas que les trophées. C’est l’entraînement, le travail, la persévérance.
Et à partir du moment où vous sacralisez ces valeurs, vous devenez invincibles car ces éléments dépendent entièrement de vous. Au contraire des victoires et même parfois des buts, si un gardien réalise une parade par exemple. Donc si vous redevenez l’acteur de votre projet et que vous trouvez de la satisfaction dans le travail et la persévérance, là vous changez de dimension. C’est dans ces valeurs-là que l’on peut s’en sortir dans le football de haut niveau. En restant digne malgré le succès et la célébrité et en continuant de vouloir bâtir. Dépendre uniquement de l’image que l’on renvoie et du regard des autres procure une satisfaction éphémère. Il suffit de relire certains mythes comme celui d’Ulysse ou d’Icare, qui en voulant trop se rapprocher du soleil et de la lumière a fini par se brûler les ailes et tomber. Son désir l’a mené à sa perte. Si Ulysse avait cédé au chant des sirènes, qui peut être une métaphore des sollicitations de la part des médias, des sponsors, des fans, cela l’aurait aussi conduit à sa perte. Et pour lutter contre la tentation, Ulysse avait demandé d’être attaché à son mât parce que l’on est tous vulnérables au chant des sirènes. Cela fait partie de notre condition d’humain. Il faut donc s’entourer de gens qui vont nous protéger de ces tentations. Même quand on vous promet fortune et gloire, il faut garder la raison. C’est pour ça qu’il est important de revenir aux fondamentaux : l'humilité, la sagesse et la bienveillance à l’égard du groupe.
FM : Le football reste un sport très machiste, si bien que les joueurs et joueuses préfèrent taire leurs doutes, leurs tourments, leurs dépressions, plutôt que d’en parler par peur de passer pour des « faibles » ou des « malades ». Comment les aider à changer cette perception, cette croyance ?
DH : Les choses commencent à bouger. Et les mentalités avec. C’est vrai que le football est peut-être le dernier bastion car les autres sports ont vraiment commencé à intégrer les aspects psychologiques et mentaux dans leur organisation. Les sportifs de haut niveau consultent de plus en plus des professionnels du mental et de la psychologie. Ils s’occupent depuis plusieurs années de leurs corps via les préparateurs physiques, les kinés, les ostéopathes, mais maintenant ils intègrent aussi la partie psychologique dans leur préparation. Ils ne vont pas forcément le revendiquer parce qu’il s’agit d’une démarche intime mais souvent, à la fin de leur carrière, ils osent en parler plus librement. C’est vrai que souvent, le déclic se fait lorsqu’ils traversent une période délicate, comme une grave blessure par exemple, et c’est en faisant ces séances qu’ils se rendent compte des bienfaits de pouvoir se confier à un psychologue ou à un coach. C’est dommage que le déclic se fasse souvent dans ces moments plus délicats mais je suis sûre que ça changera.
FM : Vous parlez de psychologue du sport et de coach mental. Pouvez-vous expliquer en quoi vos métiers diffèrent ?
DH : Le psychologue va travailler davantage sur l’inconscient. Sur les profondeurs de l’individu, sur ses racines, sur ses émotions les plus complexes et sur sa part la plus obscure. Le psychologue va donc travailler en profondeur sur les symptômes. C’est-à-dire qu’il part du principe que ce qui apparaît à la surface est l’expression d’un mal plus profond. Le coach mental, lui, va davantage régler le problème apparent mais si le problème est réglé trop rapidement, le risque est de le déplacer ailleurs. Il peut d’ailleurs s’avérer que le symptôme ait une vertu, et si on n’en a pas conscience, on risque certes de régler le problème mais aussi d’en créer un autre. C’est là que se situe la différence. Le psychologue va dénouer le problème en profondeur quand le coach mental va agir sur le problème apparent, et c’est pourquoi ces deux métiers sont complémentaires. Dans un monde idéal, toutes les équipes seraient composées d’un staff avec un coach mental et un psychologue. Personnellement, je crois fortement en la complémentarité des métiers de coach mental et de psychologue.
« À partir du moment où le joueur n’est plus en adéquation avec lui-même, qu’il se perd, qu’il ne se reconnaît plus, il a raison de dire stop »
FM : Parlons des joueuses de foot qui évoluent dans un univers très masculin et doivent faire face aux préjugés. Si bien que certaines se renferment sur elles-mêmes pour se protéger et peuvent ressentir davantage de pression sans forcément oser en parler. Comment les aider ?
DH : Leur difficulté, c’est effectivement que le football a des codes très masculins et que pour se faire accepter, certaines vont reprendre et incarner complètement ces mêmes codes. Cela se voit notamment sur la gestuelle, où certaines joueuses ont totalement adopté des postures de joueurs masculins pour s’intégrer. Par contre, je pense que les femmes sont quand même plus à l’aise pour exprimer leurs émotions en privé. Autant elles doivent incarner un rôle sur le terrain, autant dans leur vie privée, il est plus acceptable qu’elles expriment leurs émotions, au contraire des hommes. Mais cela tend à changer.
FM : Cette question de norme sociale du foot a justement été évoquée par André Schürrle. Il dit notamment que cette « norme sociale impose aux footballeurs de ne pas s'arrêter avant le milieu de leur trentaine ». Finalement, sa décision de prendre sa retraite à 29 ans n’est-elle pas un acte de bravoure ?
DH : À partir du moment où le joueur n’est plus capable de répondre aux attentes ou d’endosser son costume, pour reprendre la métaphore utilisée précédemment, il y a forcément un dysfonctionnement et un risque de rupture. C’est épuisant de jouer un rôle sur la durée et quand on n’est plus aligné avec nous-même, le corps en général nous rattrape et provoque une rupture. C’est aussi pour ça que les joueurs en dépression se blessent souvent. Il peut également y avoir une usure moins visible qui se consume de l’intérieur qui va entraîner des dépressions. Donc si André Schürrle a ressenti ces symptômes, il a évidemment eu raison d’arrêter. On peut toutefois se poser la question du cheminement qui a entraîné cette décision. Qu’est-ce qu’il a fait, ou qu’est-ce qu’il s’est passé, pour qu’il en arrive là ? Comment aurait-on pu l’aider en amont pour éviter qu’il prenne sa retraite aussi tôt ?
Mais à partir du moment où le joueur n’est plus en adéquation avec lui-même, qu’il se perd, qu’il ne se reconnaît plus, il a raison de dire stop. C’est une preuve de lucidité et c’est effectivement aussi une preuve de courage ou de bravoure car ce n’est pas la norme du métier d’arrêter alors que l’on est encore dans la force de l’âge. Cette décision prouve bien sa force de caractère et j’en profite pour souhaiter à André Schürrle énormément de réussite pour la suite de sa carrière car sa vie ne s’arrête pas au foot. C’est le début d’une nouvelle et longue aventure pour lui. Je le remercie aussi pour son témoignage car il permet de sensibiliser le public à ce phénomène dans le football et cela peut être salvateur pour d’autres joueurs qui traversent aussi des périodes de doute ou de dépression. Des joueurs comme Schürrle ou Deisler mais aussi certains entraîneurs, qui parlent de plus en plus de leur solitude, de la difficulté psychologique et mentale de leur métier, contribuent à faire bouger le monde du football donc il est important de les remercier.