Catastrophe de Superga : le Grande Torino fauché en plein vol
C'était il y a 70 ans. Le Grande Torino, alors meilleure équipe d'Italie, et même du monde selon certains, disparaissait avec son avion sur la colline de Superga et sa basilique, à quelques kilomètres seulement de l'aéroport de Turin où il était attendu. Tous les passagers, joueurs du club comme accompagnateurs meurent sur le coup. Une ville et un pays encore blessés par la guerre pleurent leurs idoles. Foot Mercato vous propose l'histoire d'une équipe guidée par des hommes incroyables, qui a marqué son époque.
Il est 16h55 ce mercredi 4 mai 1949 lorsque la tour de contrôle de l’aéroport de Turin-Aeritalia informe les pilotes du FIAT G-212 identifié sous le nom I-ELCE des mauvaises conditions météorologiques. Le ciel est lourd, il pleut, le plafond nuageux est bas et le vent souffle en rafales puissantes. La visibilité est inférieure à 100 mètres. L’engin répond en indiquant sa position. 4 minutes plus tard, le contrôleur donne le chemin à suivre. « Altitude 2000 mètres, cap sur Pino puis coupez par Superga. » L’avion s’exécute avant de s’engouffrer dans un silence éternel. Il est 17h05. « Tour de contrôle à I-ELCE, répondez ! Tour de contrôle à I-ELCE, répondez !» Deux minutes auparavant, le coucou métallique ramenant toute l’équipe du flamboyant Torino s’est crashé sur la colline dite de Superga. Il y a 31 morts : 18 joueurs, l'entraîneur, le directeur technique, le masseur, 3 dirigeants, 3 journalistes et 4 membres d'équipage. I caduti di Superga (en VO les tombés de Superga) sont nés.
Les raisons de l’accident sont multiples. L'avion a probablement été déporté par les bourrasques. L'altimètre de l'appareil est resté bloqué à 2000 mètres, faisant croire au pilote qu'il se trouvait sur le bon chemin. Les voyageurs étaient en réalité à seulement 600 mètres du sol. Après avoir effectué sa manœuvre, l'avion s'est retrouvé nez à nez avec la colline, alors qu’elle aurait dû se situer sur sa gauche. À 200 km/h et une visibilité réduite, le choc ne peut être évité. Le FIAT G-212 s'écrase la tête la première contre un mur arrière de la Basilique de Superga. Il n'y a plus qu'un tas de ferraille. Seule la queue de l'appareil est restée intacte. «J'ai entendu un grondement, puis d'un coup, un tremblement de terre. Puis le silence. Et une voix qui hurlait : "un avion est tombé !"», rapporta plus tard l'aumônier de la basilique. L’histoire de la plus grande équipe d’Italie du moment, quadruple vainqueur de la Serie A en titre (1943, 1946, 1947, 1948, le championnat ayant fait une pause entre 1944 et 1945) et première à réaliser le doublé coupe-championnat en 1943, s’en est allée soudainement. Le Grande Torino n’est plus.
L'ancien sélectionneur italien vient reconnaître les corps
Rapidement, la nouvelle du crash fait le tour de la population turinoise. Une poignée de kilomètres seulement sépare la capitale du Piémont des lieux du drame. Les enquêteurs sont eux déjà sur place. En fouillant les valises et les corps, ils comprennent immédiatement l’ampleur de la catastrophe. Il s’agit bien de l’équipe du Toro. Retraité un an plus tôt de l'équipe nationale et désormais journaliste pour La Stampa, le sélectionneur double champion du Monde en 1934 et 1938 Vittorio Pozzo est l'un des premiers à arriver sur les lieux. C’est à lui que revient la terrible tâche d’identifier chacune des dépouilles. 9 des victimes ont porté le maillot de la Squadra Azzurra sous ses ordres. Le soir, c’est au tour de Sauro Tomà d'apprendre la nouvelle. Il est l'un des trois joueurs du club encore en vie. Blessé, il n’était pas du voyage à Lisbonne où le Torino était invité, "en tant que meilleure équipe du monde", à disputer un match amical face à Benfica. Jusqu’à sa mort en 2018 à l’âge de 92 ans, le défenseur se disait «condamné à survivre, alors que mes frères sont morts.» L'un des autres "survivants" n'est autre que László Kubala. Réfugié en Italie après avoir fui la Hongrie face à la menace soviétique, le futur attaquant du Barça était invité par le Toro à jouer ce match au Portugal. Il refusa pour veiller sur son fils malade. Une décision qui lui a sauvé la vie.
L'émotion est immense en Italie mais aussi en Europe. Le 6 mai, soit deux jours après l'accident, c'est toute une ville qui rendra hommage à ses héros. Entre 500 000 et 1 million de Turinois, Granata comme Juventini, défilent dans les rues et accompagnent le cortège funéraire. Hors du pays, le monde du football se mobilise lui aussi. Parmi les victimes, deux joueurs étaient Français, Emile Bongiomi et Roger Grava. L'entraîneur Leslie Lievesley était Anglais et Ernest Erbstein le directeur technique, Hongrois. Lors de la finale de Coupe de France opposant le Racing à Lille, une chapelle ardente a été installée au Parc des Princes. Un an avant, Bongiomi était encore au Racing et Grava évoluait chez le voisin lillois, le club de Roubaix-Tourcoing. De l’autre côté de l’Atlantique, River Plate organise des matches amicaux et envoie les recettes aux veuves et aux orphelins de la catastrophe.
Le foot italien marqué à jamais par le Grande Torino
La solidarité est multiple. Il ne reste plus que quelques matches à disputer avant la fin du championnat. Le Torino est le leader incontestable, et incontesté malgré les circonstances. Toutes les équipes du championnat décident alors d'aligner les réservistes afin de jouer dans les mêmes conditions que le Toro. Il ne sera pas rejoint et remporte un cinquième scudetto de suite. La suite sportive sera moins réussie et une longue traversée du désert s'installe. La saison suivante, il est demandé à toutes les équipes du Calcio d'offrir un joueur pour aider le club à se reconstruire. Au terme de la saison 1949/1950, c'est la Juventus qui remporte le titre, le voisin encore endeuillé terminera lui 6e et ne remportera plus la Serie A avant 1976, année de son dernier titre de champion. En parallèle, l'Italie s'apprête à faire connaissance avec le système tactique du Catenaccio : le "verrou" en langue française.
La fin du Torino marque aussi celle d'une époque, où la tendance était à l'offensive en Italie. Le dispositif en WM, l'un des schémas tactiques les plus répandus à l'époque, emmené par le quatuor offensif Mazzola, Castigliano, Loik et Grezar et les deux défenseurs centraux à la technique léchée Ballarin et Maroso, offre un football total d'avant-garde. L'instinct et l'improvisation s'allient à un ballon qui vit et des courses qui redoublent. Particularité, ce dogme tactique appartient aux joueurs. « Ils n’avaient guère besoin de moi mais plutôt d’un préparateur physique pour les maintenir en forme et surveiller leur alimentation », concéda même Luigi Ferrero, coach lors des scudetti 46 et 47. Quatre entraîneurs se succéderont lors des cinq titres. « Du point de vue du jeu, ils étaient arrivés au sommet de leur art, tout était mécanique. On ne parlait plus de football, mais de chorégraphie théâtrale. Les déplacements étaient parfaitement exécutés et les yeux fermés », insiste Franco Ossola Junior. Ce dernier a passé une partie de sa vie à étudier cette période du Grande Torino sans avoir vu un seul match. Et pour cause, il était encore dans le ventre de sa mère lorsque son père, Franco Ossola, disparaissait avec ses camarades.
Des records et des hommes
Deux saisons de suite entre 1946 et 1948, le Torino ne connaîtra jamais la défaite. Il restera même invaincu à domicile 89 matches de suite, entre janvier 1943 et novembre 1949. L'équipe multiplie les festivals offensifs. Elle inscrit 104 buts durant la saison 46/47, puis 125 en 40 matches durant l'exercice suivant, s'offrant au passage deux records probablement éternels : celui d'un but marqué en moyenne toutes les 29 minutes ; et de la plus large victoire de l'histoire en Serie A, un 10-0 sur Alessandria en mai 1948. À titre de comparaison, l'Inter sera champion en 1953 avec seulement 46 buts marqués. Une vraie rupture tactique. Durant ces années d'après-guerre, le Toro deviendra logiquement le principal réservoir de la Squadra Azzurra. Vittorio Pozzo fera de Ezio Loik, Aldo Ballarin, Valentino Mazzola, Giuseppe Grezar, Eusebio Castigliano et Virgilio Maroso sa colonne vertébrale lors d'un match en Suisse en novembre 1945. Toujours contre la Nati un an plus tard, le sélectionneur ira même jusqu'à aligner neuf joueurs granata avec les présences, en plus des noms déjà cités, de Valerio Bacigalupo, Romeo Menti et Mario Rigamonti. Cette équipe aurait fait partie des grands favoris pour le mondial brésilien un an plus tard.
Le travail du directeur technique "Egri" Erbstein, architecte tactique de l'équipe, est récompensé à sa juste valeur. Biberonné à l'école de football magyar du début du siècle, celui qui a connu le Torino d'avant-guerre avant de subir les lois antisémites de Mussolini, l'obligeant à fuir l'Italie fasciste, prend sa revanche sur le destin. Durant le conflit mondial, Erbstein est retourné à Budapest mais ce juif Hongrois est contraint de porter l'étoile jaune lorsque l'Allemagne nazie envahit le pays. Interné dans un camp de travail destiné à construire routes et chemins de fer, il échappe aux premières vagues de déportation. Protégé par l'un de ses gardiens, avec qui il a combattu durant la première guerre mondiale, Erbstein parviendra cette fois à échapper à la mort. Grâce à l'aide d'un certain Ferruccio Novo, le président du Torino, il parvient à regagner clandestinement l'Italie en compagnie de sa famille où il se cachera jusqu'à la fin de la guerre. C'est là-bas qu'il reprendra ses lettres de noblesse.
L'entraîneur aux trois crashes d'avion
De retour dans la botte, il fera association avec Leslie Lievesley, autre homme au destin extraordinaire. Ancien footballeur, l'Anglais est remarqué par des dirigeants turinois en 1947, alors qu'il officie aux Pays-Bas avec l'équipe d'Heracles Amelo puis chez les Oranje. Ses compétences convainquent les Italiens de lui proposer un poste d’entraîneur des jeunes au Torino. En 1948, il organise une tournée en Angleterre pour affronter diverses formations, dont une sélection de la RAF (Royal Air Force), où il s'est engagé à partir de 1939 en tant qu'officier parachutiste. Lors d'une sortie, il tutoie d'ailleurs la mort une première fois. Son avion a été abattu par erreur par des canons anti-aériens au-dessus de Southampton. Tout le monde est mort, sauf Leslie. Le début d'une longue histoire contrariée entre les avions et lui. Car au retour de cette tournée avec son équipe de jeunes, les freins de l'appareil lâchent à l'atterrissage à Turin. Le crash est évité de justesse. Un hangar présent sur le côté de la piste coupe une aile, ralentissant l'avion, qui se stoppe à quelques mètres seulement de l'aérogare. La colline de Superga n'accordera pas de troisième miracle à l’entraîneur anglais.
Un an avant le drame, Pozzo l'emmène dans son staff pour participer aux Jeux Olympiques de Londres de 1948. L'Italie atteindra les quarts de finale du tournoi. De retour à Turin, la légende raconte qu'il sera promu au poste d’entraîneur de l'équipe première par les joueurs eux-mêmes, convaincus par les belles performances des jeunes. Au sommet de son art avec le Toro, Leslie Lievesley avait également réussi à séduire la grande famille du club voisin. Propriétaire de Fiat et de la Juventus, Gianni Agnelli lui a proposé le poste de coach de la Vieille Dame pour la saison 1949/1950. L'ancien parachutiste accepte et la nouvelle est annoncée trois semaines avant l'accident fatidique. «En Italie, maman et papa avaient un style de vie de gens célèbres, témoignait Bill, le fils de Lievesley à la BBC en janvier dernier. Gianni Agnelli, le futur directeur de Fiat, était un grand ami de mon père. Il lui offrait toujours une voiture, mais il n'en voulait pas. Il rendait les gens paresseux et tous les joueurs faisaient toujours le tour de la ville.»
L'Italien pleure ses héros modernes
Dans une cité encore profondément marquée par l'horreur des combats et des bombardements, les joueurs du Toro offraient un peu de bonheur et de fierté. La virtuosité du jeu proposé insufflait un sentiment d'optimisme parmi la population, qui idolâtrait ses héros. Fils de Valentino, l'immense Sandro Mazzola, milieu offensif de l'Inter entre 1960 et 1977 et de l'Italie, racontait avoir été gêné par la notoriété de son père. «Quand nous marchions dans Turin, je ne comprenais pas pourquoi les gens l'arrêtaient tout le temps. Ça faisait un peu peur à l'enfant que j'étais et je m'accrochais à sa main pour me rassurer. Cette main rassurante est le souvenir le plus fort que j'ai de cette époque.» Sans père à l'âge de 6 ans, le futur 2e du Ballon d'Or 1971 restera longtemps le «pauvre petit Sandro» que l'Italie veut couver lors de chaque cérémonie commémorative.
En 1949, le choc est évidemment immense à l'annonce du drame et dépasse les frontières de la plaine du Pô. C'est tout le pays qui pleure ses enfants. Ils avaient plus de chance d'être fauchés par la guerre ou emportés par la maladie mais non. Cette mort de ces demi-dieux est perçue comme absurde, injuste. «Les enfants, les honnêtes gens du peuple d’Italie auraient-ils éprouvé semblable chagrin si l’avion qui s’est écrasé à Superga avait été rempli d'illustres hommes de science ? Bien sûr que non, soyons sincères. Et s’ils avaient été remplis d’écrivains et de poètes célèbres, les gens auraient-ils été pareillement affectés ? Certainement pas», écrivait Dino Buzzati dans les colonnes du Corriere della Sera lors de son compte rendu de la cérémonie funèbre. L'imaginaire collectif est touché en son cœur. Ces hommes ne faisaient que taper dans un ballon mais ils y mettaient de l'audace, de la fantaisie et rendaient fiers leurs supporters. Ils ne les verront plus jamais les dimanches après-midi au stade Filadelfia.
L'hommage éternel au Grande Torino
L'enceinte accueillera encore le Toro jusqu'en 1963. Aujourd'hui, le club a grandi. Il n'a jamais retrouvé son lustre d'antan mais le mythe demeure. Il sera relogé en 2006 dans le Stadio Olimpico de Turin, qui prendra le nom de Stadio Olimpico Grande Torino dix ans plus tard. Le musée du Grande Torino et de la légende Granata a été créé et tous les ans à la date anniversaire du 4 mai, un hommage est rendu à cette fabuleuse équipe. Joueurs comme supporters grimpent la colline, empruntent les routes sinueuses de Superga, celles où se jouent aussi l'arrivée de Milan-Turin, la plus vieille course cycliste (1876) encore organisée aujourd’hui, avant de rendre un hommage mérité à leurs glorieux aînés devant la stèle commémorative. Cette année encore pour les 70 ans, la cérémonie sera sans doute émouvante. La Juventus, dont les supporters ont parfois des références douteuses pour se moquer du voisin, a bien voulu déplacer le derby della Mole à la veille, ce vendredi 3 mai. Car oui c'est bien toute une ville qui a été touchée ce jour-là en témoigne l'édile actuel Chiara Appendino. «Le Grande Turino, c'est l'histoire et l'avenir de la ville.»
Grazie per la vicinanza a tutti i Club presenti.Il Grande Torino orgoglio di'Italia#SFT https://t.co/rMGHoYObMm
— Torino Football Club (@TorinoFC_1906) May 3, 2019