Alors qu’ils représentent quasiment ⅓ des buts marqués dans le football professionnel, les coups de pied arrêtés restent globalement marginalisés. Toutefois, de plus en plus de clubs et d’équipes nationales embauchent des spécialistes pour optimiser leur efficacité et exploiter pleinement leur potentiel. Analyse.
47 buts sur 169. C’était le nombre de buts inscrits sur coups de pied arrêtés lors de la Coupe du monde 2018 en Russie. Soit un ratio de 28%, qui fut le plus élevé dans l’Histoire des coupes du monde. En réalité, les coups de pied arrêtés ont toujours joué un rôle prépondérant dans le football. Il n’y qu’à observer le nombre de grandes finales qui ont basculé sur des coups de pied arrêtés pour constater cela. On peut aléatoirement citer la finale de la Ligue des champions 1999, avec les deux buts inscrits par Manchester United dans les arrêts de jeu sur corner; la finale de la Coupe du monde 1998, avec les deux buts de la tête de Zidane sur corner ou encore la finale de la Ligue des champions 2014, avec l’égalisation de Sergio Ramos, toujours sur corner dans les arrêts de jeu.
Pour revenir à la Coupe du monde 2018 en Russie, 16 équipes sur 32 ont inscrit au moins la moitié de leurs buts sur ces phases de jeu tandis que l’Angleterre, quatrième de la compétition, a même carrément inscrit 75% de ses 12 buts sur coups de pied arrêtés, qui ont d’ailleurs été méticuleusement travaillé avant et pendant la compétition par Allan Russell, l’assistant du sélectionneur Gareth Southgate et qui s’est notamment inspiré des combinaisons de football américain et de basketball.
La montée en puissance des spécialistes des coups de pied arrêtés
À l’instar d’Allan Russell, de nombreux entraîneurs se sont spécialisés dans les coups de pied arrêtés et figurent désormais dans le coaching staff de grandes équipes européennes comme le Français Nicolas Jover, adjoint du Pep Guardiola à Manchester City, qui avait auparavant fait ses gammes à Montpellier, à Brentford mais également avec l’équipe nationale de Croatie. Parmi les pionniers du domaine, on retrouve un autre Français, Pascal Grosbois. Cet ancien joueur professionnel était le tireur de CPA (coups de pied arrêtés) attitré du SCO d’Angers, du Stade Lavallois et du FC Istres dans les années 1980-1990. Au cours de sa reconversion en tant qu’entraîneur, Grosbois a décidé de se spécialiser dans le domaine qu’il affectionnait tant quand il foulait les pelouses. Il raconte :
« En observant une multitude de matches, j’ai constaté qu’il y avait énormément de déchets sur les coups de pied arrêtés. Je voyais trop de corners avec un ballon pas assez levé, des coups francs directement dans le mur, ou des corners au "troisième poteau". Bref, il n’y avait pas de stratégies mises en place et pas de préparation particulière pour ces phases de jeu. C’était criant puisque normalement, un joueur professionnel est censé savoir lever son ballon quand il tire un corner. Je me suis donc demandé pourquoi il n’y arrivaient pas. J’ai fait des recherches dessus, rencontré de nombreux spécialistes de la psychologie, de la préparation mentale et je me suis aperçu que l’approche psychologique des tireurs n’était pas toujours bonne. J’ai observé d’autres sports où les joueurs se préparaient individuellement et collectivement comme le tennis ou le basketball. Lors de mon passage au Qatar, j’ai beaucoup observé Federer et j’ai établi des protocoles pour pouvoir aider les joueurs de football à performer sur coups de pieds arrêtés. »
Pour expérimenter ces recherches sur la question, Grosbois a tout d’abord proposé ses services au SCO d’Angers à la fin des années 2000 mais Jean-Louis Garcia, alors en place au poste d’entraîneur de l’équipe professionnelle, n’était pas intéressé au contraire de son ancien coéquipier Stéphane Moulin. En charge de l’équipe réserve d’Angers, Moulin lui a permis de mettre en pratique ses travaux. « Je faisais des séances allant de 30 minutes à 1 heure. On élaborait des combinaisons mais je me focalisais surtout sur du travail individuel avec les tireurs pour les aider à se libérer et à être plus performant. Les progrès ont été rapides et spectaculaires avec 240% de buts en plus sur coups de pied arrêtés par rapport à la saison précédente », poursuit Pascal Grosbois, qui a continué de se former dans ce domaine avant de revenir à Angers sur la demande de Stéphane Moulin, devenu entre-temps entraîneur de l’équipe professionnelle. Il nous détaille : « À 9 journées de la fin du championnat de Ligue 2, Stéphane Moulin m’avait indiqué qu’il voulait renforcer son efficacité offensive sur ces phases de jeu et le travail a payé puisque l’équipe a inscrit 50% de ses buts sur CPA pour finir la saison. »
Des gains pas si marginaux
Alors que les chiffres tendent à prouver l’importance des coups de pied arrêtés pour engranger des victoires, de nombreuses équipes continuent de rechigner à l’idée d’investir du temps et de l’argent pour optimiser ces phases de jeu. « On parle souvent de gains marginaux quand on évoque le travail spécifique des coups de pied arrêtés mais je ne partage pas cet avis. Ce ne sont pas des gains marginaux car ils représentent aujourd’hui quasiment 30% des buts marqués, soit près ⅓ des buts inscrits dans le football. Ils font donc partie intégrante du jeu. Avec Angers, nos 22 buts inscrits sur CPA nous ont permis d’engranger 22 points au lieu de 10 voire 11 points pour les autres clubs sur ces mêmes phases de jeu. Il y a donc une part d’irrationalité quand on parle des coups de pied arrêtés car les clubs ont conscience que c’est important mais ils ne les travaillent pas forcément de manière consciencieuse. Soyons clair, toutes les équipes les travaillent mais peu investissent vraiment dessus », nous explique Pascal Grosbois.
À l’image de la contribution des statisticiens, des analystes, des psychologues dans les staffs des équipes professionnelles, celle des spécialistes des coups de pied arrêtés peut donner un vrai avantage concurrentiel et permettre aux “petits budgets” de continuer d’exister et de lutter face aux gros. Les bonnes performances d’Angers en Ligue 1 ont longtemps été le fruit de son efficacité sur coups de pieds arrêtés, défensifs comme offensifs. Sur le plan international, l’Islande a aussi fait de ces phases de jeu une force qui lui a permis de se qualifier pour son premier Euro en 2016 et sa première Coupe du monde en 2018. En Premier League, des équipes comme West Bromwich, Stoke City, Bournemouth ont longtemps pu rivaliser avec les gros grâce à ces phases de jeu spécifiques qui ne se limitent pas qu'aux buts marqués.
Actuellement entraîneur adjoint au sein de l’équipe nationale d’Haïti, Pascal Grosbois nous parle aussi de l’importance du travail défensif sur CPA, notamment sur les touches qui restent un aspect du jeu largement sous estimé : « avec Haïti, lors de la Gold Cup 2019, on a spécifiquement travaillé ces remises en jeu en appliquant un marquage rigoureux et particulier en défense. Et on a gagné 10% de possession de balle supplémentaire. Ce qui est effarant, c’est qu’il y a de trop de joueurs qui ne savent pas faire une touche, même au niveau professionnel. Un ballon sur deux est perdu sur ces remises en jeu. Avec des séances d’entraînement régulières et ludiques, les progrès sont rapides. Le lanceur doit être capable d’envoyer le ballon à 25 mètres minimum et dans la course d’un joueur. La balle doit être lancée dans les pieds avec une bonne puissance et cela demande de l’entraînement car c’est un geste technique. Les mouvements à mettre en place, tant en défense qu’en attaque, sont aussi très importants. »
Gestuelle, Psychologie et Suivi
Pour être performant sur coup de pied arrêté, il n’y a pas de miracles : il faut travailler. L’entraîneur en charge de ces phases arrêtés doit mettre en place des combinaisons simples, pour ne pas perdre les joueurs, avec plusieurs variantes si possible pour toujours surprendre l’adversaire. Gareth Southgate et ses adjoints Steve Holland et Allen Russell se sont donc inspirés de la NFL et de la NBA pour permettre de libérer les meilleurs joueurs de tête de l’équipe. Les petits gabarits comme Raheem Sterling étaient surtout utilisé pour faire des “écrans”, comme au basket, pour bloquer la course des défenseurs au marquage des meilleurs joueurs de tête anglais ou servir de fausses pistes. « Vu que c’est normalement interdit de faire des écrans, il faut faire attention à la manière de les pratiquer. Il faut savoir aussi jouer sur les angles morts de l’arbitre, savoir jouer avec les règles et ne pas se faire voir. Il y a des gestes à éviter comme les tirages de maillot ou les écrans trop évident. Il faut être subtil, faire de l’intox, donner des fausses pistes. C’est un jeu dans le jeu », détaille Pascal Grosbois, qui rappelle aussi que l’élément déterminant dans la réussite d’un coup de pied arrêté reste le tireur, ou le lanceur s’il s’agit d’une touche.
D’ailleurs, Pascal Grosbois a lancé son entreprise GPS+ pour venir en aide aux tireurs de coups de pied arrêtés et aux entraîneurs qui souhaiteraient être accompagnés dans ce domaine. Formé en préparation mentale et en préférences motrices, Pascal Grosbois insiste particulièrement sur la mise en place de routines personnalisées pour mettre les tireurs dans les meilleurs dispositions avant chaque coup de pied arrêté. Il décortique sa méthode : « Chaque routine doit être personnalisée car chacun à sa propre manière d’entrer dans sa bulle. Durant une saison et même durant un match, le joueur peut connaître un passage à vide dû à la fatigue, au stress, etc. C’est pour ça que la création d’une routine est essentielle pour faire entrer le joueur dans un autre état esprit, dans une bulle où il se sent à l’aise, détendu et en pleine possession de ses moyens avant de frapper le ballon. Il s’agit de lui faire faire des ancrages qui peuvent être auditifs (se répéter des mots clés dans la tête), kinesthésiques (un geste qui va remobiliser le corps et l’esprit vers un état désiré) et visuelles (se repasser une image dans la tête d’un coup de pied arrêté précédent réussi). Il faut aussi répéter le geste technique à l’entraînement pour gagner en confiance. J’examine aussi avec mes joueurs tous les gestes parasites qui peuvent perturber leur exécution. Il faut aussi effectuer un travail de préparation, d'analyser les préférences des adversaires. Il faut également faire un travail sur soi, un travail de gestion de ses émotions. Il faut trouver le moyen d’aligner le cerveau, le cœur, le corps. C’est pour ça que j’ai créé ma société GPS+. Le G, représente la gestuelle, le P, la partie psychologique et le S, le suivi. »
Vous l’aurez compris, même si le football se pratique depuis plus d'une centaine d’années et que la technologie est de plus en plus évoluée, certains domaines comme les coups de pied arrêtés ont encore une énorme marge de progression. Peut-on donc croire ou espérer que les entraîneurs spécialisés dans ces phases de jeu seront légion dans quelques années ? « Je le pense. Le fait que les grandes équipes comme Liverpool ou Manchester City montrent la voie est une bonne chose. De toute façon, les entraîneurs principaux ne peuvent pas tout faire et c’est pour ça que de plus en plus de clubs ont recours à des entraîneurs spécialisés dans des domaines très précis. Aujourd’hui, quasiment tous les clubs pros ont intégré des entraîneurs des gardiens dans leur staff. Ce n’était pas le cas il y a quelques années donc je pense que ce sera la même chose avec les entraîneurs de CPA. En Angleterre, c’est de plus en plus fréquent mais c’est vrai qu’en France, nous avons toujours du retard », conclut Pascal Grosbois.